Gustave MOREAU (Paris, 1826-1898),
Un cavalier, sans date.
Huile sur toile, 1,45 x 1,45 m, Paris, Musée Gustave Moreau.
Salzbourg, 3 août 1779. Wolfgang Amadeus Mozart achève une sérénade destinée à célébrer la fin de l’année
universitaire, une Finalmusik comme ce type de partition était alors désigné. On a pu identifier, avec plus ou moins de certitude, six autres œuvres qui furent composées et jouées pour
de semblables cérémonies et une note du journal de Nannerl, la sœur de Mozart, nous apprend le déroulement de l’une d’entre elles : « 9 [août 1775] : ce fut la
Finalmusik, partie d’ici à 8 heures 30 [du soir] ; au Mirabell [résidence d’été de l’archevêque] elle dura jusqu’à 9 heures 45, de là à l’université où elle dura jusqu’après 11
heures. » Rien ne distingue, a priori, cette sérénade du reste de la production mozartienne dans ce genre durant son temps d’activité à Salzbourg ; comme ses semblables, elle
se place sous l’égide de la tonalité éclatante et « facile » de ré majeur, affiche le minimum requis de deux menuets, semble globalement d’humeur détendue et festive. On peut même
gager, sans grand risque de se tromper, qu’aujourd’hui comme au jour de sa création, l’auditeur peu attentif aura conservé le sentiment d’une œuvre plutôt ensoleillée. Cependant, pour qui prend
le temps de s’arrêter un instant, le caractère foncièrement irrégulier de cette partition passée à la postérité, du fait de la présence d’un cor de postillon dans le second Trio de son dernier
Menuet, sous le titre (apocryphe) de Posthorn Serenade, éclate rapidement comme une évidence.
Certes, l’élan du premier mouvement, introduction solennelle, fanfares triomphantes, carrure vigoureuse, allure
décidée, paraît corroborer l’idée d’une musique uniment soucieuse de briller, impression encore renforcée par l’emploi de ces grands crescendos à la mode de l’École de Mannheim qui projettent
encore un peu plus le discours en avant. Mais percevez-vous ces cordes si tendues qu’elles en deviennent étrangement haletantes, cette violence sourde qui demeure en filigrane dans tout
l’Allegro con spirito, et explose par deux fois, la première lorsqu’une rageuse modulation mineure vient, comme un éclair sombre, zébrer le discours (à 3’42”), puis lors du retour, au
début de la réexposition (à 4’22”), de l’Adagio maestoso introductif, que rien ne laissait prévoir et qui interrompt l’avancée implacable du morceau tout en le projetant vers une
conclusion toutes forces déployées, laquelle ne dissipe néanmoins pas complètement l’impression de fuite en avant qui se dégage du mouvement tout entier ?
Autre singularité, après un robuste Menuet dont la solennité se pare d’un sourire agreste dans son Trio en la majeur, Mozart a décidé, en lieu et place du concerto pour
violon traditionnellement intercalé dans ce type de sérénade, d’inclure ici une symphonie concertante en sol majeur pour instruments à vents. Il faut sans doute y voir une suite logique à la
Symphonie concertante en mi bémol majeur pour hautbois, clarinette, cor et basson (KV 297b/C 14.01/Anh. 9) qu’il composa en 1778, lors de son ultime séjour
parisien, laquelle n’est plus aujourd’hui connue que par une copie douteuse du XIXe siècle, ainsi qu’un des avant-courriers d’une autre absolue réussite, la Sérénade
en si bémol majeur « Gran partita » datant des années 1781-82 (KV 361/370a). L’andante grazioso et l’allegro ma non troppo qui composent, pour
reprendre le terme utilisé par le compositeur, la Concertante de la Sérénade« Posthorn » ont en commun un incroyable raffinement, une élégance et une
finesse de touche qui, après l’écriture compacte des mouvements précédents, les font apparaître diaphanes, diaprés de mille couleurs changeantes. Ces deux morceaux pourraient n’être que des
intermèdes au charme bucolique convenu ; ils sont emplis, tout au contraire, d’un lyrisme intense, et le Rondeau dont l’écriture d’une si arachnéenne légèreté semble annoncer
les scherzos immatériels qu’écrira Mendelssohn cinquante ans plus tard est empreint, en son épisode central (de 2’50” à 3’35”), d’un trouble poignant matérialisé par les interjections
successives du hautbois puis de la flûte, qui résonnent comme un appel ou un adieu.
Mais, alors que le Rondeau vient de s’achever en cavalcadant, voici que surgit l’Andantino, sans doute la pièce la plus complètement décalée dans
cette sérénade. Non seulement l’indication de tempo est inhabituelle dans ce contexte comme, d’ailleurs, dans tout l’œuvre de Mozart, mais, de surcroît, ce mouvement est écrit dans la
sombre tonalité de ré mineur, ce qui le relie doublement à un autre, plus célèbre, l’Andantino en ut mineur du Concerto pour pianoforte en mi bémol majeur dit
« Jeunehomme » (KV 271, 1777). Ça n’a l’air de rien, mais c’est pourtant comme si la fête (n’oublions pas la destination de notre Finalmusik) était subitement
interrompue par un irrépressible sanglot. Les tensions accumulées jusqu’ici trouvent, en effet, un lieu pour se donner libre cours, dans une sorte de marche lente entrecoupée, là encore, de
sursauts forte qui sont autant de cris sur lesquels se brisent toutes les velléités de consolation apportées par les quelques phrases en mode majeur, tandis que le chant du
hautbois se fait plaintes et soupirs. C’est un mouvement d’une tristesse indicible, plein d’un sentiment d’abattement qui, par instants, frôle le pathétique, et dans lequel entre
probablement une part de confession intime dont, faute de documents, il nous est impossible de connaître la cause. Faut-il y voir, comme certains commentateurs l’ont pensé, la traduction de
la mélancolie qui précède les au revoir, qu’il s’agisse de ceux de la fin de l’année universitaire ou d’autres, plus personnels ? C’est plus que probable, comme nous le verrons avec le
mouvement suivant.
Comme souvent chez Mozart, où l’on assiste fréquemment à de semblables phénomènes de compensation destinés à maintenir le meilleur équilibre possible entre les passions exprimées
par la musique (c’est beaucoup moins le cas, par exemple, chez Haydn), la forte densité émotionnelle de l’Andantino est contrebalancée par la vigueur un peu rude du très terrestre
Menuet et de ses deux Trios. Le second contient une des clés de l’œuvre toute entière, dont il signe définitivement le caractère particulier par l’emploi d’un cor de postillon soliste,
instrument qui n’a pas de place légitime au sein d’un orchestre et dont la présence revêt donc une portée symbolique évidente. Cette voix singulière n’est-elle pas, en effet, celle de
Wolfgang lui-même, qui, sa correspondance l’atteste, se sentait, à l’époque de la composition de la Sérénade « Posthorn », de plus en plus étranger à Salzbourg
et n’aspirait qu’à en partir pour échapper aux tutelles pesantes de son patron, l’archevêque Colloredo, et de son père ? L’annonce par le cor de postillon du départ des étudiants n’est
sans doute, pour le musicien, qu’un exutoire qui lui permet de clamer de façon tonitruante son propre désir de fuite. Dans cette perspective, le Finale de la sérénade, un Presto
qui s’ébroue avec vivacité, en dit long sur son impatience et sur les secrets espoirs que lui inspire la délivrance qu’il appelle de ses vœux.
Imperceptiblement, le crépuscule envahit les rues de la cité, dépose sur l’horizon un voile tremblé. C’est
Salzbourg et c’est l’été, mais les espérances qui, aux heures vagues, poignent un cœur qui se masque sous l’ironie et la légèreté ne connaissent ni de lieu, ni d’année. Dans la brise du
soir, entraînant au loin les derniers échos de la sérénade, s’obstine, rauque et solitaire, l’appel d’un cor de postillon.
L’heure du départ a sonné.
Fouette, cocher.
Wolfgang Amadeus MOZART (1756-1791), Sérénade en ré majeur « Posthorn »,
KV 320 :
1. [I] Adagio maestoso – Allegro con spirito
2. [IV] Rondeau : Allegro ma non troppo
3. [V] Andantino
4. [VI] Menuetto – Trio I – Trio II*
The Academy of Ancient Music
* David Blackadder, cor de postillon
Christopher Hogwood, direction
Sérénade « Posthorn », KV 320. Musique de ballet pour Idomeneo, KV 367. 1 CD L’Oiseau-Lyre/Decca 452 604-2.
Indisponible.
Illustrations du billet :
Jan ASSELIJN (Dieppe ?, c.1610-Amsterdam, 1652), Le cygne menaçant, avant 1652. Huile sur
toile, 1,44 x 1,71 m, Amsterdam, Rijksmuseum.
Caspar David FRIEDRICH (Greifswald, 1774-Dresde, 1840), Brume dans la vallée de l’Elbe, c.1821.
Huile sur toile, 33 x 42,5 cm, Berlin, Château de Charlottenbourg.
Martin von MOLITOR (Vienne, 1759-1812), Impression nuageuse sur un vaste paysage, c.1785. Aquarelle
et rehauts de blanc sur papier bleuté, 44,2 x 55,7 cm, Vienne, Albertina Museum.
Moritz von SCHWIND (Vienne, 1804-Niederpöcking, 1871), Départ de la vallée, c.1846. Huile sur
toile, 30,3 x 22,8 cm, Munich, Collection Schack.