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La réunion des ratés

Publié le 08 juillet 2010 par Menear
Plus fort que Fuck America : Le nazi et le barbier, sorti cette année chez Attila. Plus fort, plus inégal. « Le nazi et le barbier fut, trente ans avant Les bienveillantes, le premier roman sur l'Holocauste écrit du point de vue du bourreau. L'humour (noir) en plus. » (dit la quatrième de couverture). À lire sur fond de Nazi Rock (dit la quatrième de couverture). La veille d'un Allemagne – Uruguay de Coupe du monde (dit la quatrième de couverture). Au moins.
Finalement nous avons réussi à dénicher une bonne place debout – non loin de l'autel. En me retournant, j'ai eu un choc : derrière nous, ils étaient des millions.
« Moi qui pensais... qu'il ne viendrait que les gens de Wieshalle et des environs, j'ai dit à Monsieur Siegfried Stick von Sel. Il y en a d'autres. Beaucoup d'autres ! Je dirais des millions !
- Presque toute l'Allemagne est réunie, a dit Monsieur Stick von Sel.
- Presque toute l'Allemagne, c'est-à-dire ?
- Tous les mécontents, a dit Siegfried Stick von Sel. Ici sont réunis les mécontents de toute l'Allemagne !
- Les communistes ? »
Mon ancien professeur d'allemand a secoué la tête.
« Les autres, il a dit... les autres mécontents. Voyez-vous, il existe un autre mécontentement. Et celui-là le communisme ne pourra jamais le guérir. »
Monsieur Stick von Sel a eu un petit sourire, puis il a dit :
« Du moins pas aussi radicalement.
- Mais qui ? j'ai demandé. Qui peut le guérir ?
- Adolf Hitler, a dit Siegfried Stick von Sel. C'est lui, le grand guérisseur. »
Mon ancien professeur d'allemand s'est curé le nez un petit moment, puis il a dit :
« Ici sont réunis tous ceux qui un jour ont reçu un coup sur la tête, du bon Dieu ou des hommes.
- Ah d'accord, j'ai dit, c'est ça l'histoire.
- Oui c'est ça, a dit Siegfriend Stick von Sel, ici c'est la réunion des ratés. Il y a les dégonflés, il y a les lèche-culs professionnels, et d'autres qui ont loupé le coche, soit parce qu'ils manquaient de souffle, soit parce qu'ils n'ont jamais appris à ramper dans les règles de l'art, ou que le cul qu'ils léchaient n'en avait jamais assez.
Mon ancien professeur d'allemand a ricané un petit moment, perdu dans ses pensées.
« Et bien sûr tous les autres, il a dit, pensif, en me regardant d'un air grave. Comment j'ai dit tout à l'heure ? Tous ceux qui un jour ont reçu un coup sur la tête, du bon Dieu ou des hommes. Les chauves par exemple. Ils sont tous là. Regardez autour de vous : il y a les trop maigres, les trop gros, les trop courts sur pattes, les trop hauts sur pattes, les trop jeunes, les trop vieux, les pervers solitaires, les impuissants, les étrangleurs qu'on a empêché jusque-là d'étrangler, n'autorisant que la caresse ; les hommes à lunettes sont là, les femmes à lunettes sont là, car 'IL' a dit 'LAISSEZ VENIR À MOI LES PETITS ENFANTS'. Mais : ses petits enfants sont frustrés – Oui, c'est ça a dit Monsieur Stick von Sel, des frustrés. Pas que. Mais quand même. Des qui aimeraient y arriver, mais qui n'y arrivent pas.
- Mais vous, pourquoi êtes-vous là, Monsieur Stick von Sel ? j'ai demandé. Pour vous, tout baigne, non ?
- À cause du poivre, a dit Siegfried von Sel.
- Quel poivre ? j'ai répondu.
- Celui que ma femme verse tous les matins dans mon café, a dit Siegfried Stick von Sel en chouinant.
- Pourquoi elle fait ça ?
- Aucune idée, a dit Siegfried Stick von Sel.
- Et il n'y a rien à faire ?
- Rien du tout, a dit Siegfried Stick von Sel, abattu. Je ne peux rien faire. La nuit je ronfle pour me venger, mais ça ne change rien.
- C'est affreux, j'ai dit. Et moi qui pensais... quelqu'un avec une belle position comme vous, il a toutes les raisons de sourire. »
Edgar Hilsenrath, Le barbier et le nazi, Attila, trad: Jörg Stickan & Sacha Zilberfarb, P. 52-54.

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