Novembre 1889, dans l’arctique. À bord de « L’Anjou », l’étudiant Jérôme Plumier rentre en France quand le bateau tombe sur une bien étrange épave juchée au sommet d’un iceberg. Plumier se porte volontaire pour participer à l’exploration, mais alors que l’équipe atteint l’épave c’est son propre bateau qui explose et coule, laissant Jérôme et les matelots coincés sur l’iceberg… Qu’est-ce qui a pu détruire ainsi « L’Anjou » ? Et pourquoi le capitaine de l’épave pointait-il un endroit bien précis de la carte de la région ?
Il y a quelque chose de l’hommage à Jules Verne dans Le Démon des glaces : non seulement l’époque du récit mais aussi les ingrédients principaux – savants fous et machines diaboliques – pourraient tous être tirés d’un de ces « Voyages extraordinaires » où l’anticipation et la science-fiction s’entrecroisent pour le plus grand bonheur des petits comme des grands. Sauf que dans le cas présent il vaut mieux être un « grand » à vrai dire…
Car ici, ce sont les savants fous les héros de l’histoire, et au contraire du Capitaine Nemo ils n’utilisent pas des moyens répréhensibles dans des buts nobles pour se faire les héros d’une Humanité qui les a rejetés mais simplement pour la détruire puisqu’elle les a trop longtemps méprisés – ce qui est un thème narratif pour le moins original à l’époque et en fin de compte assez typique du jeune Tardi (1).
Le Démon des glaces est donc une œuvre iconoclaste, au moins à un certain degré, qui retient les aspects principaux des productions classiques – qu’il s’agisse des romans de Jules Verne ou des poncifs de la BD – pour mieux les détourner, voire carrément les fouler du pied. Dans ce sens, elle participa – avec d’autres productions de l’époque – à sortir la BD franco-belge de l’infantilisme dans lequel elle stagnait depuis plus d’un demi-siècle (2).
Bien que pas forcément conscient de la portée réelle de son travail à l’époque, Tardi faisait partie de ses nombreux auteurs qui repoussèrent les limites d’un genre jusqu’à ce moment cantonné à un public de gosses – avec tout ce que ça implique de moralisme et de simplicité – pour le faire enfin entrer dans la cour des grands – dans tous les sens du terme. Une cour qui en fin de compte lui convient très bien.
Reste l’aspect visuel. De toute évidence très inspirés par les illustrations de ces livres d’aventures que publia Pierre-Jules Hetzel, l’éditeur de Verne, ces dessins au style très travaillé, qui peut évoquer certaines gravures de Gustave Doré, témoignent d’un sens du détail et d’une maîtrise de l’illustration en noir en blanc peu communs à cette époque où la « ligne claire » régnait encore sur l’ensemble des productions de la BD franco-belge.
D’un certain point de vue, d’ailleurs, ce graphisme combiné à des machineries extraordinaires aux technologies typiques de la fin du XIXème siècle rappelle bien sûr le mouvement steampunk ; sauf qu’ici – Jules Verne oblige – les appareils fonctionnent à l’électricité et non à la vapeur. Mais cette distinction est peut-être une affaire de spécialistes après tout, car l’esprit steampunk est bien là. Ou presque… (3)
Si vous connaissez mal la production de Tardi – c’est le genre de chose qui arrive – alors n’hésitez pas à vous pencher sur Le Démon des glaces : c’est un travail qui a des senteurs familières très savamment détournées et une excellente introduction à l’œuvre d’un auteur prépondérant de la narration graphique française…
(1) né en 1946, il n’avait pas encore 30 ans quand Le Démon des glaces fut publié en 1974.
(2) même s’il fallut encore attendre un peu pour qu’arrive enfin la révolution Métal Hurlant – à laquelle Tardi contribua d’ailleurs activement (par exemple avec Polonius, éditions Futuropolis, 1977).
(3) n’y voyons pas pour autant une forme quelconque de « prescience », ou assimilé, car les origines tant culturelles qu’ethniques de Tardi l’ont bien sûr prédisposé à un tel thème – sans qu’il s’agisse pour autant d’un choix iconoclaste doublé d’une volonté uchronique, comme c’était le cas chez les steampunks.
Notes :
Bien que réalisé avant le tout premier tome de la série Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, Le Démon des glaces y sera ensuite rattaché dans le cinquième tome de cette série, Momies en Folie, par l’apparition rapide de ses trois personnages principaux.
Le Démon des glaces est la seconde réalisation de Tardi où il assura à la fois les dessins et le scénario, après Adieu Brindavoine (janvier 1974) : cette dernière introduisit les personnages de Lucien Brindavoine et d’Otto Lindenberg qu’on retrouve ensuite dans Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec.
À la page 47, la dernière vignette présente un personnage manipulant un appareil qui évoque une énorme horloge dont il tient une des aiguilles dans chaque main : c’est un hommage évident au film Métropolis (1927) de Fritz Lang où le personnage principal remplace dans une scène un ouvrier qui s’épuise au travail sur une machinerie semblable.
Le Démon des glaces, Jacques Tardi, 1974
Casterman, 2001
63 pages, env. 13 €, ISBN : 978-22033-9928-0