Cosmopolis raconte la vie et les œuvres pas franchement charitables de Eric Packer, un golden boy riche à s'en faire exploser l'ego. Eric a su garder des goûts simples, authentiques : il a un vaste appartement dans l'immeuble le plus cher de la ville, monopolise deux ascenceurs pour lui seul : l'un propageant une musique douce, l'autre un rap tribal entêtant et engagé. Il déambule toute la journée dans sa limousine blanche longue comme un paquebot, blindée, tapissée de liège, carrelée de marbre, bourrée de gadgets électroniques.
Eric boursicote. Il spécule sur le yen. Il y engage quelques centaines de millions de dollars par jour. Il s'est marié à une riche héritière avec qui il n'a jamais fait l'amour. Il faut dire que ça défile, tous les jours dans la limo d'Eric. Ses larbins analystes financiers, bien-sûr. Mais aussi son docteur, qui vient chaque jour lui tâter la prostate à l'aide d'un gant en caoutchouc (opération de gymnastique qui n'empêche pas Eric de continuer à scruter ses écrans où défilent des chiffres en longues lignes perpendiculaires). Et enfin ses maîtresses, colorées ou ternes, jeunes ou moins jeunes, frigides ou nymphomanes.
Ce qu'Eric n'a pas anticipé, c'est que son médecin lui dise, ce matin-là, que sa prostate est asymétrique...
A partir de cet instant, le yen fait des siennes, Eric croise sa femme qui lui reproche de puer le sexe, son garde du corps devient insolent, la limo est prise dans une émeute anticapitaliste en plein cœur de New York. Eric s'apprête à perdre toute sa fortune. Il engage les millions de sa femme, non sans une certaine excitation perverse car il est certain de les perdre avec le reste.
Don DeLillo compose son récit préapocalyptique à la troisième personne, mais la plupart du temps nous suivons les pensées égocentriques de son héros. Antipathique garçon dont le succès arrogant symbolise l'économie américaine en cette année 2000, juste avant le traumatisme, l'assassinat. D'autant que les tours jumelles ne sont étrangement pas nommées dans ces quelques 191 pages, mais la limo d'Eric, autre symbole phallique manifeste, les remplace avec avantage.
On est en 2000, «un jour en avril », et DeLillo, à force de se rapprocher d'Eric Packer, ne peut pas ou ne veut pas écrire autrement que s'il vantait le style de vie de son personnage. Même les détails dérisoires n'abaissent pas le jeune homme, en effet. Il a raison de tout, il a raison tout court, puisqu'il est riche. Alors au bout de quelques dizaines de pages, j'avoue m'être demandé si DeLillo faisait dans l'exercice de style, ou s'il écrivait mal, tout simplement. Parce que des phrases alambiquées, parce que des termes abstraits, parce que des dialogues improbables, même dans un mauvais film. A trop vouloir nous emporter dans une fable allégorique, DeLillo flirte avec les bouquins d'anticipation de seconde zone.
Sauf que !
Sauf qu'Eric doit mourir en 191 pages. C'est écrit. Et Don DeLillo a la bonne idée de composer ici un récit à trois voix : celle d'Eric, indirecte. Celle du narrateur, plus ou moins compromis avec Eric. Et puis, plus intéressante, celle de l'assassin d'Eric, un certain Benno Levin, ou Richard Sheets, qui se confie dans son journal intime, avant et après le meurtre. Et là c'est incroyablement bien écrit, dans le style des Carnets du sous-sol de Dosto, ou des dernières pages de Invisible man de Ralph Ellison.
Malgré cet équilibre auquel DeLillo atteint tout juste, nous faisant préférer dans le jeu des sept familles de la société contemporaine celle de l'assassin à celle du golden boy, ce récit comporte de (trop) longs passages dans lesquels une pensée tourne à vide, imbue d'elle-même et de capital. Plusieurs passages sur la musique m'ont paru ridicules et caricaturaux. DeLillo, plaçant son récit à la veille des attentats du 11 septembre 2001 à Manhattan, paraît fasciné par les obsèques populaires d'un rappeur, les attentats suicide d'un entarteur au nom bien français, les pratiques sexuelles un peu exhibitionniste et un peu maso. Ça fleure bon le quinqua qui veut se faire peur, et qui veut continuer à avoir l'air d'être de son époque.
En réalité, Don DeLillo écrit ici, en 2003, l'oraison funèbre d'un certain vingtième siècle. Mais ce faisant, il n'est en rien plus moderne qu'un Zola à la fin du dix-neuvième... A force de plonger leur lecteur dans la merde et le stupre, tous deux en oublient l'amour du mot. Ils écrivent qu'au service d'eux-mêmes et d'une prétendue (post)modernité, mais ils n'ont pas confiance dans la littérature pour dépasser les époques. C'est bien dommage.
191 pages, coll. J'ai Lu - 4,80 €