On daterait la naissance de la science à l’apparition de la méthode expérimentale, à l’application d’un protocole strict, de préférence accompagné de références mathématiques, permettant de déboucher sur un savoir certain, incontestable, objectif. La science se distinguerait du savoir commun par sa rigueur lui accordant d’emblée la prétention à l’universalisme. A l’origine, la science avait à combattre les vérités révélées, la méthode expérimentale fournissant la preuve quand la théologie s’en dispensait a priori.
Mais la science ainsi pratiquée se distinguerait également de la philosophie, domaine des savoirs multiples subjectifs et Kant va établir une ligne de partage entre ce qui est accessible à la raison humaine et ce qui la dépasse, permettant ainsi de distinguer la science de la croyance. La raison organisera un procès de ses propres prétentions dogmatiques à connaître des objets situés hors de l'expérience appelés par Kant noumènes séparés des phénomènes. Sur cette base kantienne, la science contemporaine assumera la nette séparation entre sciences expérimentales, savoir commun et métaphysique.
Mais, à bien réfléchir, on est en droit de se demander si la méthode expérimentale est bien ce qui caractérise la démarche scientifique, si elle en détient l’unique usage et qu’est-ce que au fond que « l’expérience ». Car en quoi consiste précisément la démarche expérimentale ? Il s’agit de former une hypothèse puis de vérifier dans le réel sa validité. Or l’humanité depuis l’origine n’a eu de cesse que d’expérimenter des hypothèses pour retirer un savoir pratique certain. Anticiper les résultats d’un acte et vérifier son effectivité, les chasseurs préhistoriques qui posaient des pièges pratiquaient sans le savoir la méthode expérimentale. Notre savoir commun quotidien est tissé de projets, d’anticipations et de propositions dont nous validons par l’action les résultats. Une recette de cuisine imaginée participe également de la méthode expérimentale au quotidien. Il existe chez chacun un savoir pratique expérimenté que se soit dans nos relations humaines ou dans le rapport avec les objets et les dangers du monde. Tout ce savoir sert d’aliment à la synthèse philosophique qui en tire des lois générales sur les rapports des hommes au monde et des hommes entre eux.
Le philosophe tout autant que le scientifique construit des hypothèses que la vie et l’histoire ont charge de vérifier. Certaines vérités philosophiques sont si vraies qu’elle n’ont guère besoin faire l’objet d’expérience (tout les hommes son mortels !). Il existe ainsi un corpus de certitudes essentielles, expérimentées souvent dans le tragique et la douleur, qui constituent un savoir tout aussi objectif que celui de la science. Il n’est d’ailleurs pas sûr que la méthode expérimentale débouche sur des données absolues puisque ses protocoles et l’interprétation des résultats peuvent être soumis à contestation : en science comme en philosophie se rencontrent des écoles divergentes, des thèses opposées, des vérités provisoires et relatives voire des attitudes réfractaires à tout changement d’orientation.
C’est un peu le dogmatisme de notre époque réactive à la précédente que de pourchasser le dogmatisme que l’on croit déceler dans toute tentative d’établir des lois générales qui ne seraient pas déduites de l’expérience. Or le travail du philosophe c’est justement d’opérer la synthèse du divers, de s’élever au dessus l’empirisme des faits, de rechercher la cohérence là où n’apparaît que le chaos, de trouver de l’ordre dans le désordre, de constater une direction quand semble n’intervenir que le hasard.
La science, par la méthode expérimentale et les mathématiques associées, ne dispose pas du privilège de détenir la clef des vérités qu’elle opposerait aux sciences « molles » et à la métaphysique. Dans le savoir commun tout autant qu’en philosophie, l’expérience du réel exige méthode, protocole, validation des hypothèses et interprétation des résultats.