Bougainville se sort d’une série de déboires militaires par un tour du monde qu’il entreprend en 1769 et où il découvre à la fois l’hospitalité de certains des peuples qu’il visite et la guerre, l’esclavage et les méfaits de ceux qui l’ont précédé dans les îles qu’il dépeindra pourtant comme un paradis, où les hommes et les femmes vivent presque nus et se nourrissent de ce que la nature leur prodigue.
Diderot commente son récit de voyage en développant une critique des concepts religieux, ceux-là même qui conduisent, par exemple, deux branches d’une congrégation de moines, les uns portant « une casaque longue qui t’enveloppe de la tête aux pieds », les autres un « sac pointu que tu laisses tomber sur tes épaules ou que tu ramènes sur tes oreilles » (quiconque lit cela aujourd’hui, plus de deux cents ans après que Diderot l’ait écrit, peut s’étonner que ce genre de débat vestimentaire et religieux ait encore des échos aujourd’hui)… Car, le Supplément au Voyage de Bougainville est un prétexte à dénoncer les mœurs des nations dites civilisées. « Mais tu n’accuseras pas les mœurs d’Europe par celles d’Otaïti, ni par conséquent les mœurs d’Otaïti par celles de ton pays. »
On s’étonne de voir les Tahitiens offrir leurs femmes et leurs filles aux visiteurs de passage (qui, en échange, apporteront des maladies inconnues sur ces îles : « Tu as infecté notre sang ») ; Diderot démontre, quant à lui, avec humour, que le mariage n’a rien d’une loi naturelle, et que l’abondance de lois éloigne de la nature. Le code religieux s’oppose au code civil, lequel est lui-même contraire en plusieurs points au code naturel. Ainsi, pour vivre, l’être humain doit trahir l’un des trois codes… Et il le démontre avec les relations sexuelles et l’histoire d’un aumônier accueilli dans une famille très hospitalière. « Comment est-il arrivé qu’un acte dont le but est si solennel et auquel la nature nous invite par l’attrait le plus puissant, que le plus grand, le plus doux, le plus innocent des plaisirs, soit devenu la source la plus féconde de notre dépravation et de nos maux ? »
La première réponse de Diderot est que « c’est par la tyrannie de l’homme qui a converti la possession de la femme en une propriété. » Il dit ailleurs combien l’idée de la propriété, d’une manière générale, est source de violences et de guerres. « Ici, tout est à tous, et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien », déclare un vieillard quand Bougainville s’en va, et il s’adresse à son peuple : « Un jour, vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu’eux. (…) Qu’ils s’éloignent et qu’ils vivent. »