Obscurité (38)

Publié le 08 juillet 2010 par Feuilly

L’enfant se mit aussitôt à courir en direction de la maison, ce qui eut pour effet de réveiller tous les porcs à moitié assoupis, tandis que le verrat, lui, trottinait déjà sur ses talons. Il se retourna juste une seconde, pour évaluer la distance qui le séparait de l’animal. Elle n’était pas bien grande cette distance, pour ça non ! Dix mètres tout au plus, ce qui ne le rassura pas du tout, vu qu’il devait encore bien parcourir deux cents mètres pour parvenir à la clôture.  En même temps, il nota que tous les cochons étaient maintenant debout et qu’ils commençaient à grogner d’une manière effroyable. Il continua donc à courir, mais ce n’était pas facile car la prairie montait en pente vers la ferme, ce qui ralentissait considérablement sa progression. Il sentait ses jambes qui tremblaient sous lui et son cœur qui battait à tout rompre. Il avait l’impression d’un grand vide intérieur, comme si toutes ses forces l’avaient subitement abandonné.

Derrière, ça n’en finissait plus de grogner et de couiner. C’était un raffut pas possible. Il se retourna encore une fois pour constater que le verrat s’était dangereusement rapproché, tandis que là-bas, les énormes truies s’étaient toutes mises à courir dans sa direction également. Et ce qui devait arriver, arriva. A trop regarder en arrière, il ne vit pas une taupinière contre laquelle son pied vint buter. Ce fut un fameux plongeon, qu’il fit là, il n’y avait pas à dire. Il se retrouva à plat ventre par terre, tandis que les mains et les genoux lui faisaient bien mal. Il se retourna tout en se redressant à moitié et se retrouva assis. A un mètre de lui, l’énorme verrat venait de s’immobiliser, se demandant sans doute pourquoi sa victime abandonnait subitement la partie. Ce n’était plus de la peur que ressentit l’enfant, mais véritablement de la panique. L’animal était là, énorme, tellement près qu’il aurait pu le toucher. Il en sentait l’odeur caractéristique et derrière les autres arrivaient en grognant toujours et en se bousculant. Si un seul de ces monstres l’attaquait, il était perdu. Cela allait être la curée et il n’en sortirait pas vivant. Alors, avec l’énergie du désespoir, il se releva d’un bond et avec sa main lança la terre de la taupinière dans les yeux du porc puis il reprit sa course effrénée vers la clôture. Quelque part dans un hangar, des chiens se mirent à aboyer furieusement.

Mais qu’est-ce qu’elle semblait loin cette clôture ! Et ce terrain ! Il n’aurait jamais cru que la pente en fût aussi forte ! Il courait, il courait et n’osait même plus se retourner. Derrière, les grognements continuaient dans un raffut du diable. A la fin, il parvint quand même près des fils, non sans s’être étalé encore une fois. Il plongea littéralement en-dessous de la clôture puis s’en écarta rapidement. Ouf, il était sauvé. Les porcs étaient maintenant tout près, mais ils ne s’approchaient pas du fil, par instinct sans doute, car il n’y avait pas de courant pour le moment. Ils fouinèrent un peu le sol avec leur groin, puis se dispersèrent sans plus faire attention à lui. Les chiens, par contre, n’arrêtaient pas leur concert, eux ! Et cela y allait gaiement là-dedans. Ils devaient bien être trois ou quatre et on les entendait qui grattaient contre la porte du hangar qui leur servait de chenil, tout en continuant à aboyer furieusement. Pourvu qu’elle fût solide, cette porte ! Rien n’était moins sûr, cependant, vu l’état de délabrement général de la ferme.

A l’étage une fenêtre s’ouvrit en grinçant. C’était elle, son amie musicienne. Elle se pencha, incrédule, et le regarda sans comprendre. « Mais, qu’est-ce que tu fais ici, toi ? » « J’étais venu te dire au-revoir. Je m’en vais, on ne se verra plus. » Elle le regarda encore, sans rien comprendre. « Attends », dit-elle, « je descends. » Et elle descendit. Elle était vêtue d’un pyjama rayé bleu et blanc dans lequel elle était toute mignonne. L’enfant fut un peu gêné de la voir dans cette tenue, car il avait l’impression de violer quelque peu son intimité. « Attends encore » dit-elle et sans plus d’explications elle se dirigea vers le hangar où les chiens continuaient de hurler comme s’ils eussent été enragés. « Ca suffit, vous », cria-t-elle à son tour, tout en frappant du poing contre la porte. C’était là un geste violent dont on ne se serait pas attendu de la part d’une jeune fille aussi délicate. Mais c’était efficace : les bêtes se calmèrent un peu. Elle entrouvrit la porte, sans leur laisser la possibilité de sortir, et leur parla plus gentiment, de sa voix douce et mélodieuse. Plus aucune bête n’aboyait, mais on entendait de petits jappements et des plaintes. Ces chiens devaient adorer leur maîtresse !

Elle revint enfin vers l’enfant, qui lui demanda, intimidé, si elle était seule. Elle l’était. Son père était parti à Tulle la veille au soir avec le tracteur, pour le faire réparer. Il devait dormir chez sa sœur à lui et ne serait pas de retour avant midi. Ils se regardèrent. « Bonjour » dit l’enfant, en souriant. « Bonjour » dit-elle distraitement, mais sans esquisser le moindre geste pour lui faire un bisou. Cette sorte d’indifférence le décontenança un peu. Et puis le fait de la savoir seule ne le rassurait pas non plus. D’un côté il était bien content que le père fût absent, cela évitait de devoir donner pas mal d’explications, mais d’un autre côté il était un peu mal à l’aise de se retrouver absolument seul avec elle, dans une maison et dans un lieu aussi désert. Que fallait-il faire ? Qu’allait-il falloir faire ? En fait rien du tout, puisqu’elle ne lui disait même pas vraiment bonjour. Finalement, la relative indifférence de son amie l’arrangeait bien, à court terme, même si elle le décevait un peu.

« Bon, qu’est-ce que tu me racontes ? Tu t’en vas où ? Je n’ai rien compris. » « On s’en va c’est tout. On logeait à La Courtine chez une amie de la famille, mais les gendarmes nous ont retrouvés. Il paraît que mon père (qui n’est pas mon père, c’est mon beau-père en fait) a porté plainte et qu’on nous recherche. Alors, comme ma mère ne veut plus retourner là-bas, parce qu’il nous frappait souvent, on a décidé de partir se cacher plus loin. » La jeune fille le regarda, un peu troublée. « Et vous allez aller où, comme cela ? » « Je ne sais pas, ma mère trouvera sûrement un autre endroit. De toute façon elle a dit qu’elle allait prendre un avocat pour gagner un procès et qu’après mon beau-père ne pourrait plus rien faire contre nous. » « Ca, c’est sûr que si elle gagne son procès, vous serez plus tranquilles. Donc vous partez comme cela, au hasard ? » « Ben oui. » « On ne se verra plus, alors ? », dit-elle d’une voix émue, ce que l’enfant perçut aussitôt. « Ben non. » « Ta petite sœur n’est pas venue me dire au-revoir ? » « Ben non. Elle dormait encore. En fait, je me suis sauvé pour venir te voir. » Ils se regardèrent longuement. « C’est gentil, cela. » Elle lui sourit timidement.

Tout doucement, il se rendait compte qu’elle était aussi mal à l’aise que lui et cela aurait pu expliquer la relative indifférence de son accueil, tout à l’heure. C’était vrai aussi. Il débarquait là, quasiment en pleine nuit, sans prévenir, et elle se retrouvait avec un garçon dans sa maison alors qu’elle était seule. Peut-être bien qu’elle ne savait pas non plus ce qu’elle devait faire ni quelle attitude elle devait adopter. En plus elle était là devant lui en pyjama, ce qui devait être un peu gênant pour elle. Il la regarda encore et la trouva vraiment mignonne dans cette tenue un peu intime. Discrètement et l’air de rien, il contempla sa poitrine, dont les pourtours se dessinaient bien à travers le coton du pyjama. Il était de plus en plus intimidé. Elle aussi, visiblement, car elle avait surpris son regard. « Je vais vite aller m’habiller et tu viendras boire un verre de coca à la cuisine avant de repartir.» « Non, non », dit-il « je n’ai pas le temps, il faut que je me sauve. » « Vraiment ? Tu es sûr ? » « Oui, je m’en vais. » « Dans ce cas… » Il se mordit les lèvres. Quel idiot il faisait, quand même. Il aurait pu rentrer, se désaltérer, la regarder encore un peu. Elle était si belle dans son pyjama rayé bleu et blanc. En plus, elle était encore un peu endormie, ce qui pouvait se comprendre, mais cela lui donnait un charme fou. Il la devinait sans défense, encore prise par le sommeil. Ils auraient pu parler un peu. Il lui aurait pris la main, comme elle avait fait elle, l’autre jour, pour lui apprendre à jouer du violoncelle. Puis, peut-être qu’ils se seraient embrassés, qui sait ? Mais non, comme un âne il avait simplement dit qu’il devait partir !

« En tout cas, tu as bien dérangé les chiens, ils étaient furieux. Heureusement que mon père n’était pas là, il aurait été tout aussi furieux qu’eux. » Elle lui sourit tout en disant cela et il comprit qu’elle était malheureuse de vivre avec cet homme rustre qui était son père. Quelque part, leur situation se ressemblait, même si elle était différente. Oui, ils avaient beaucoup de points en commun et ils auraient eu beaucoup de choses à se dire. Mais alors, plutôt que de parler d’eux, il parla comme un idiot de l’histoire des cochons. Elle le réprimanda un peu, disant que cela aurait pu être dangereux. Des bêtes pareilles, on ne savait jamais comment cela pouvait réagir et puis rien qu’avec leur poids elles pouvaient vous écraser. Il en convint. En fait, il avait traversé la prairie pour gagner du temps, car il devait absolument être à six heures chez lui. Une nouvelle fois, il se mordit les lèvres. Ce n’était pas cela qu’il aurait dû dire, mais qu’il avait tellement hâte de la retrouver qu’il avait coupé au plus court. Maintenant le mal était fait. Il avait tressé la corde avec laquelle il allait être pendu. En effet, la voilà qui regardait sa montre, qui disait qu’il était déjà plus de cinq heures et demie et qu’il ferait bien de se dépêcher s’il ne voulait pas se faire gronder. Non seulement elle ne l’encourageait pas à rester encore un peu avec elle, mais en plus voilà qu’elle le traitait comme un enfant !

« Oui, je vais y aller » s’entendit-il dire, comme dans un rêve. « Bon retour, que tout aille bien pour toi. » « On se fait la bise ? », osa-t-il quand même demander. Alors elle lui fit quatre bises, deux sur chaque joue, mais ce n’était pas vraiment cela qu’il espérait. Voilà, c’était fini, il devait y aller maintenant. Et pourtant il restait là, sans bouger, sans rien dire, comme un nigaud. Elle allait le trouver idiot, ça c’était sur, un peu demeuré, quoi. Alors, pour qu’elle ne conservât pas un si piètre souvenir de lui, il murmura entre ses dents : « Je t’aimais bien, tu sais. » Elle le regarda, un peu surprise, mais visiblement troublée. D’abord elle ne dit rien, puis baissa les yeux, comme si elle cherchait sur le sol une de ses idées qui se serait échappée. « Moi aussi, je t’aimais bien », finit-elle par dire en rougissant. Alors ils se regardèrent droit dans les yeux. Cela dura peut-être trois secondes, mais ces trois secondes valaient toute une éternité.

« Vas-y vite, tu vas être en retard. Vous devez vite partir, sinon les gendarmes vous rattraperont. » « Tu as raison, j’y vais. » Alors il s’approcha d’elle et délicatement, timidement, ses lèvres vinrent effleurer les siennes. Ce fut à peine perceptible, mais ce fut délicieux. Comme fut délicieux le regard qu’elle lui lança, qui le troubla au plus profond de son être. « Prends soin de toi » lui dit-elle encore. « Sois tranquille, j’y veillerai. »

Alors il se mit à courir sur le chemin et quand il fut de l’autre côté de la prairie, il lui fit un grand signe, qu’elle lui rendit. Puis il s’enfonça dans la forêt, seul.