Leonard Shelby a deux problèmes. Sa femme a été violée et assassinée lors d’un cambriolage, et il veut se venger. Mais l’agresseur l’a blessé au crâne et il souffre depuis d’une forme particulièrement cruelle d’amnésie : s’il se souvient de détails lointains, il reste incapable de savoir ce qui est arrivé à peine un quart d’heure plus tôt. Fiches, photos et tatouages l’aident à se souvenir, mais ils sont trop simples à falsifier et font ainsi de Léonard une proie facile pour les profiteurs en tous genres, surtout les plus proches de lui…
J’ai déjà eu l’occasion, dans un billet précédent, d’évoquer le rôle de la mémoire dans la définition de la personnalité. Ici, cependant, la thématique est assez différente car Leonard Shelby sait très bien qui il est, ou du moins il ne doute à aucun moment d’être bien Leonard Shelby ; qui est réellement Leonard Shelby, par contre, reste une question tout à fait différente – et à laquelle ce film ne donne d’ailleurs aucune réponse définitive, comme il se doit quand un auteur aborde un sujet aussi complexe que celui de la mémoire.
Memento n’explore pas le thème platonicien de la perception de soi mais celui – tout aussi platonicien – de la perception de la réalité (1). Ces deux sujets sont connexes mais pas identiques bien qu’ils se chevauchent. Hors cette perception du réel est en quelque sorte chronique chez Leonard Shelby puisque le mal dont il souffre l’empêche de se rappeler de ce qui est survenu plus de dix minutes auparavant ; c’est-à-dire qu’à peu près tous les quarts d’heure, il doit reprendre de zéro, ou presque, tout le processus cognitif de reconnaissance de son environnement – ses notes, photos et tatouages n’étant que des aides à la portée limitée, des pièces du puzzle plus spécifiques et plus aisément reconnaissables mais néanmoins tout autant fragmentaires que le reste.
C’est pourquoi tout le film est monté à l’envers : par tranches d’environ dix minutes, l’histoire est racontée dans l’ordre inverse des événements, la toute première scène du film étant en réalité la dernière de l’histoire. C’était la seule manière pour le réalisateur de représenter le point de vue de Leonard Shelby d’une façon « compréhensible » pour le spectateur même si en fait l’histoire devient ainsi incompréhensible : c’est juste une illustration de la perception de la réalité qu’a Leonard, et qui se résume donc à une sorte d’éternel présent perpétuellement détaché du passé dont il est pourtant issu – et dont dépend sa compréhension.
Pour autant que je sache, toutes les éditions DVD de ce film proposent une lecture chronologique du récit en option, de sorte que vous n’aurez donc aucun mal à reconstituer le puzzle si l’idée vous venait à l’esprit. Mais attendez-vous à une déception car cette histoire est en fin de compte assez banale – comme l’ont très bien souligné quelques critiques (2) – : ce qui fait toute la force de ce film, et non de son intrigue, c’est précisément la manière dont il raconte l’histoire, mais pas l’histoire elle-même ; ici, c’est le point de vue de Leonard qui prime, c’est-à-dire sa perception du réel, non les faits en eux-mêmes.
Ainsi l’état de victime de Leonard ne laisse-t-il aucun doute : comme l’enfant qui fait progressivement l’apprentissage de la vie, il est foncièrement innocent puisqu’il réapprend en permanence ce qu’il finit toujours par oublier – y compris les mauvais coups de ceux qui profitent de sa faiblesse, parfois même très ouvertement. Voilà pourquoi la fin de l’histoire – quel que soit le bout du récit par lequel on choisit de commencer – n’en est pas vraiment une. Du moins pour Leonard vu qu’il aura tôt fait d’oublier cette conclusion. Il est en réalité impossible pour cette histoire de trouver une conclusion réelle, sauf bien sûr pour le spectateur qui a le choix entre plusieurs interprétations – comme il se doit (3).
C’est l’évidence de cet état de victime qui constitue le véritable coup de génie du film : en forçant ainsi le spectateur à suivre le point de vue de Leonard, le réalisateur contraint l’audience à adhérer à son auto-apitoiement, ce qui l’empêche donc d’envisager d’autres possibilités que celles qu’assène Leonard tout le long du film – mais qui, encore une fois, n’est qu’une vue de son esprit, et un esprit foncièrement malade pour commencer. Cet état de victime se trouve d’ailleurs renforcé par les séquences en noir et blanc qui parsèment le scénario en autant de flashbacks où Leonard discute au téléphone avec une personne dont l’identité n’est révélée qu’à la fin du film (4) et qui de toute évidence s’amuse beaucoup de la maladie de Leonard.
À la fois innocent et victime, Leonard obtient donc forcément l’assentiment du public qui a aucun moment se doute de la réalité – celle qui est révélée à la fin du film, et pour autant qu’il s’agisse effectivement de la bonne (voir sur ce point la note numéro 3). Voilà comment on lui pardonne cet acte final qui est pour lui son unique raison de vivre, d’autant plus qu’il aura tôt fait de l’oublier de toutes manières – en s’autorisant ainsi une auto-absolution où il retrouvera une sorte de paix de l’âme… jusqu’à ce que l’oubli de ce coup d’éclat le pousse à recommencer.
À moins que Christopher Nolan ait raison et que cette conclusion soit effectivement le premier pas de Leonard sur le chemin de la rédemption. Mais encore faut-il qu’il ne s’emmêle pas les pinceaux dans le rangement de ses notes et de ses photos : après tout, un simple coup de vent suffirait à balayer bon nombre de ses souvenirs…
(1) voir le Mythe – ou Allégorie – de la Caverne.
(2) mérite toutefois d’être précisé que l’écrasante majorité de la presse spécialisée a donné un accueil dithyrambique à ce film, les exceptions restant très peu nombreuses.
(3) à ce sujet, une édition spéciale du film en DVD propose des commentaires différents dans l’un desquels le réalisateur donne sa version définitive de l’histoire, et qui aboutit bien à une conclusion ; bien que venant de Christopher Nolan lui-même, cette interprétation demeure néanmoins discutable – comme la plupart des créations de l’esprit qui restent souvent ouvertes malgré elles…
(4) ces séquences sont d’ailleurs les seules à être présentées dans l’ordre chronologique, leur conclusion permettant ainsi de réinterpréter la fin du film comme étant en réalité le milieu de l’histoire au lieu du début, comme on s’y attend une fois qu’on a saisi que l’ordre de montage des scènes est inversé pour illustrer le point de vue de Leonard.
Récompenses :
Prix spécial du Jury et Prix de la Critique au Festival du Film américain de Deauville en 2000.
Notes :
Bien que présenté comme une adaptation de la nouvelle Memento Mori de Jonathan Nolan, le frère cadet du réalisateur, le scénario de ce film a en fait été écrit conjointement par les deux Nolan, les idées de l’un influençant le travail de l’autre tout au long de la rédaction de leur version respective.
« Memento » est un terme latin qui signifie littéralement « Souviens-toi » ; ici, il est tiré de l’adage bien connu « Memento mori » qui peut être traduit par « Souviens-toi que tu es mortel ».
Memento, Christopher Nolan, 2000
Pathé vidéo, 2001
109 minutes, entre 1 et 20 € (édition simple)
- le site officiel du film (en anglais)
- d’autres avis : Film de Culte, Ann’s Cinéma, Back to the Confiture