Magazine Moyen Orient
Le soir tombe tandis que j'attends un bus hypothétique dans une station déserte au sortir du kibboutz Ein Anatsiv, posée entre deux palmiers sur la route 90 dite "Kvish haBika'a". Une petite douche froide avant de partir n'a pas suffit à rincer cette chaleur étouffante, et les poussières de plus en plus denses du vent de sable qui se lève sur un ciel déjà jaune se collent à ma peau.
La route vers Jérusalem est jalonnée d'arrêts parfois au milieu des dunes, pour faire monter les soldats de retour d'une base cachée par des collines blondies par le soleil, et les habitants des implantations qui font face à la frontière jordanienne. A quelques mètres de nous seulement, deux rangées de barbelés, et un chemin de poussière impeccablement lisse: il est ratissé toutes les quelques heures par une unité spéciale de l'armée - les pisteurs, bédouins pour la plupart, chargés de repérer toute tentative d'infiltration aux traces qu'elle ne manquerait pas d'y laisser.
Nous roulons, franchissons la dernière jonction vers Jericho, puis un panneau vers Ramallah. Les rares voitures qui nous dépassent sont immatriculées d'une plaque blanche de l'Autorité Palestinienne, à qui la route est ouverte sur décision de la cour suprême depuis le début de l'année. Soudain, le chauffeur freine, et s'arrête.
"Il y a un médecin, ou soldat secouriste, ou un infirmier dans le bus?"
La porte arrière s'ouvre, l'air chaud envahi l'habitacle suivi d'une odeur de pneu mêlée à celle du macadam brulant. Il fait nuit noire. Une voiture a dérapé en contrebas de la route, ses occupants, légèrement blessés, font signe de s'approcher. Un infirmier militaire sort en premier, armé, tandis que j'extirpe la trousse de premiers soins du bus que je découvre typiquement partiellement équipée. Nous avons donc trois gants. Pratique.
"Samra", c'est son nom. Elle a 7 ans et s'applique à soigneusement éviter de regarder le soldat qui lui parle en arabe. Silencieuse, très digne, elle grimace un peu et sans un mot me laisse immobiliser son coude déboité, et utiliser les lanières d'un pansement militaire pour stabiliser totalement le bras. L'infirmier traite les coupures de sa mère et soulève une à une les parties de son voile, pour ne pas l'exposer. Momentanément rassurée, elle se lance dans une diatribe contre son mari, la voiture, la route, l'accident, son mari de nouveau, ce sang qui coule de son front, et pour finir ce Dieu ingrat qui les as laissés tomber entre les mains des sionistes - traduite en continu par le soldat druze¹ qui nous sert d'interprète, hilare.
Le bus klaxonne, s'impatiente. Si on reste plus, il veut appeler l'armée. "Remontez", plaide-t-il. Et puis, nous sommes déjà arrêtés presque 10 minutes. Nous serons en retard à Jérusalem. Et puis, ils ne veulent pas d'ambulance. Nous repartons, ils restent sur le bord, attendent l'oncle supposé venir en tracteur les chercher depuis leur village. Ils n'accepteront même pas la bouteille d'eau qu'une passagère leur tend.
Quelques kilomètres plus loin, nous traversons le checkpoint à l'entrée de la ville. Nous sommes de retour de notre côté, eux sont restés du leur. Entre nous, il n'y a rien et tout un monde à la fois.
1. Druze - les Druzes sont une communauté religieuse dispersée entre la Syrie, le Liban, Israël et la Jordanie, dont les croyances sont très proches de l'Islan mais sont influencées par d'autres apports philosophiques. Malgré leur proximité culturelle et linguistique avec les Arabes d'Israël, leur communauté estime avoir fait une "alliance de sang" avec le pays qui l'accueille: les Druzes sont soumis au service militaire obligatoire, et font souvent carrière dans l'armée.