Avec l’arrivée au pouvoir d’Obama, une nouvelle page de l’histoire américaine allait donc nécessairement s’écrire. En mieux, évidemment.
Un an et demi après, les mêmes observateurs sont devenus plus prudents. L’exercice du pouvoir a immanquablement « usé » Obama. Sa manière de faire avancer pas à pas ses projets n’a pas toujours convaincu ses propres partisans – cela a été notamment le cas à propos du projet-phare de son Administration, la réforme de la santé – qui se sont fortement divisés en différentes occasions. Aussi les élections de mi-mandat (midterms)[2] qui auront lieu en novembre prochain ne se présentent-elles pas sous les meilleurs auspices pour les candidats du Parti démocrate. Celui-ci pourrait même perdre la majorité à la Chambre des Représentants – il l’avait largement reprise pour la première fois depuis 1994 en 2006. Et, last but not least, les conservateurs, bien au-delà du Parti républicain, sont en train de se « réinventer » à une vitesse surprenante à partir de mouvements issus de la société (notamment à travers le Tea Party) et non sous l’impulsion d’un leader ou du parti.
Si bien que l’on peut légitimement s’interroger non tant sur la fin ou la poursuite de « l’ère conservatrice » – cette manière macroscopique de juger d’une évolution historique ne peut en effet se construire qu’a posteriori – mais plutôt, et plus prosaïquement, sur l’impact réel de l’élection et de l’année et demi de présidence d’Obama sur le renouveau tant attendu du Parti démocrate et sur la restructuration de la vie politique américaine autour de nouveaux enjeux, différents de ceux de la période précédente.
Pour répondre à cette interrogation, on peut décrire la situation politique américaine actuelle sous la forme d’un double paradoxe : alors que le Parti démocrate possède avec Obama un leader de tout premier ordre, qui plus est installé à la Maison-Blanche, ses difficultés viennent précisément de l’exercice très particulier du leadership par celui-ci ; le Parti républicain est pour sa part en panne d’un leader susceptible de rassembler, et ce pour la première fois depuis bien longtemps, les différentes chapelles qui composent le vaste mouvement conservateur alors même qu’il bénéficie d’une large mobilisation de sa base autour d’un thème fédérateur, le rejet du Big government.
On se concentrera ici, faute de place, sur le premier paradoxe, celui des Démocrates, en tentant en particulier de voir s’il ne risque pas de les handicaper pour les élections de mi-mandat de novembre prochain.
Le président qui ne voulait pas être chef
Barack Obama incarne d’ores et déjà, alors qu’il est au pouvoir depuis moins de deux ans, un certain type, bien identifiable, de présidence. Il refuse en effet d’endosser le jeu partisan, il le critique même souvent et réfute la définition de la politique comme d’un affrontement idéologique. La politique est plutôt à ses yeux l’art de construire des compromis – en jouant de toute la palette des moyens y compris les plus durs – qui sont seuls à même de faire avancer le pays. Il s’agit donc d’un président réformiste et volontariste qui considère que son action doit produire des résultats tangibles sur la société américaine et la vie des Américains mais qui refuse toute considération idéologique, tout a priori. Il se présente ainsi volontiers comme post-partisan et tient à faire émerger des consensus bipartisans sur les projets qu’il défend.[3]
C’est un type de présidence relativement classique au regard de l’histoire américaine même si ça l’est moins dans la période contemporaine où l’affrontement partisan est devenu la règle, en raison notamment de la radicalisation des deux camps politiques – et dans la dernière période des Républicains tout particulièrement. Le discours volontariste appuyé sur l’unité que doit retrouver le pays (le fameux « Yes we can ! »), très porteur pendant la campagne électorale de 2008, surtout après une présidence Bush qui avait beaucoup misé sur les divisions et les oppositions dans la société américaine, est aujourd’hui directement confronté à la réalité d’un environnement politique fait de multiples lignes de fractures à la fois entre Démocrates et Républicains et au sein même des deux camps.
Depuis qu’il a été élu président, Obama ne cesse de critiquer la « culture de Washington », celle d’un establishment politique qui est très largement rejeté par les Américains pour son inefficacité, son éloignement et sa trop grande sensibilité aux pressions des lobbies. En ce sens, Obama apparaît comme un leader populiste démocrate de facture assez classique.[4] Il se veut et se présente souvent comme un président post-partisan qui serait non pas au-dessus mais au-delà des partis. Cette manière de se situer en dehors du jeu politique agace d’ailleurs davantage ses soutiens démocrates que ses adversaires – ceux-ci ne lui ont su aucun gré de ses multiples tentatives de trouver des compromis bipartisans et ont voté systématiquement contre tous les projets de loi qu’il a soutenus ou encouragés au Congrès depuis le début de sa présidence.
Ceux qui sont les plus critiques à l’égard de cette attitude post-partisane du président sont les membres du Congrès qui cherchent à se faire élire ou réélire cette année à l’occasion des élections de mi-mandat. Le message envoyé par Obama selon lequel « Rien ne marche plus à Washington » (Washington is broken) fait figure d’encouragement à sortir les sortants. C’est d’ailleurs la tendance qui se dégage des élections primaires qui désignent les candidats de chaque camp pour novembre depuis quelques semaines. Face aux protestations de son camp, le président a semble-t-il promis de passer davantage de temps dans les mois qui viennent à attaquer plus durement les Républicains tout en valorisant le travail des Démocrates, en particulier de ceux qui l’ont aidé à faire passer ses projets les plus contestés au Congrès, alors que c’était rarement le cas jusqu’ici.
La manière dont Obama a conquis et dont il exerce la présidence tranche notamment avec celle de Bill Clinton, son prédécesseur démocrate des années 1990. Contrairement à ce dernier, l’actuel président n’a en effet cherché à élaborer aucune stratégie de renouvellement du Parti démocrate du point de vue de son positionnement politique ou sur le plan des idées. Alors que Clinton avait créé dans les années 1980 un groupe au sein même du Parti démocrate (le Democratic Leadership Council) avec d’autres jeunes élus tels que Al Gore ou Joe Lieberman afin de le recentrer et d’en prendre la direction[5], Obama s’est d’abord imposé par la puissance de son verbe et de son charisme, à partir de la convention démocrate de 2004 notamment, puis par une formidable capacité d’organisation de sa campagne. Et même s’il est le produit de la « machine » démocrate de Chicago, l’une des plus anciennes et efficaces du pays, il a dû affronter et battre coup sur coup les deux « machines » politiques les puissantes construites ces dernières années, la « machine » Clinton, mise au service d’Hillary dans la course des primaires en 2008, et celle des Républicains mise en place par Karl Rove pendant les années Bush et dont John McCain, le candidat républicain à la présidentielle de 2008, s’est finalement servi.
Obama contrairement à Clinton ou à Bush ne semble pas intéressé par la redéfinition en profondeur (le « réalignement ») de son parti suivant ses propres idées – il s’agissait d’un recentrage du Parti démocrate pour le premier et d’une radicalisation sur les « valeurs » morales du Parti républicain pour le second. Ce qui compte pour Obama, ce sont les politiques qu’il met en œuvre et les résultats concrets qu’il peut obtenir. Pour lui, l’avenir du Parti démocrate et la domination qu’il pourrait durablement exercer dans les années qui viennent sur la scène politique américaine ne seront que la conséquence logique de ses choix politiques et de ses réformes, et non le résultat d’une réflexion stratégique ou d’une orientation idéologique particulière. Cette faible inclination d’Obama pour les jeux partisans et les affrontements de doctrine, alors même qu’il est sans doute le premier président à être issu du milieu intellectuel depuis Woodrow Wilson au début du XXe siècle, s’explique en partie par son parcours. A ce titre, on peut remarquer qu’il est le seul des cinq présidents des Etats-Unis encore vivants (outre lui-même, Jimmy Carter, George H. W. Bush, Bill Clinton et George W. Bush) à n’avoir jamais de près ou de loin été mêlé à des fonctions de stratégie politique durant sa carrière précédant son entrée en fonction – comme activiste, conseiller ou comme directeur de campagne par exemple.[6]
Il a, en revanche, fait valoir toutes ses qualités d’organisateur. Des qualités qu’il a su insuffler à sa campagne dès la préparation des élections primaires à la rentrée 2007 – son passé de community organizer (coordinateur du travail social dans un quartier pauvre de Chicago) lui a d’ailleurs toujours servi boussole en politique, d’après ce qu’il en dit lui-même dans son autobiographie.[7] Les conditions mêmes des primaires démocrates l’ont contraint à adopter un positionnement de campagne original, non tant sur le fond que dans la manière de la mener. Ainsi, par exemple, Obama a-t-il débuté sa campagne plus à gauche qu’Hillary Clinton (son bilan législatif et sa position contre la guerre d’Irak dès 2003 l’ont nettement classé à la gauche du parti lorsqu’il était sénateur) alors qu’il l’a terminée comme le candidat centriste au moment où Clinton a dû se radicaliser notamment pour séduire l’électorat syndicalisé du Parti et des Etats industriels. Considéré au début des primaires comme un outsider, il a dû déployer des ressources différentes de celles habituellement mobilisées dans les campagnes électorales américaines par les politiques chevronnés. Il a dès lors construit une organisation militante parallèle (Organizing for Obama) au Parti démocrate dans l’ensemble des Etats américains – suivant en cela la stratégie dite des « 50 Etats » prônée par le chef du Democratic National Committee à l’époque et ancien candidat en 2004, Howard Dean. Une organisation mêlant à la fois les nouvelles technologies et une démarche de terrain de proximité (netroots/grassroots), la collecte de fonds auprès de l’ensemble de la population notamment par Internet et encourageant le développement de nombreuses initiatives locales par ses partisans dont beaucoup n’étaient pas des activistes politiques ou syndicaux.
Son positionnement a été original dès le début de la campagne pour les primaires puisqu’il ne s’est pas ouvertement présenté contre le parti ou même contre son establishment mais plutôt dans une forme d’indifférence vis-à-vis des Démocrates installés. Le Parti démocrate était réputé largement et solidement « tenu » par les Clinton et leur « machine », en fait à travers un dense réseau d’élus et de contacts dans l’administration à tous les niveaux, patiemment construit tout au long des années de campagne et de présidence de Bill, puis repris et entretenu par Hillary. Obama n’a même pas eu à jouer les outsiders puisqu’il en était authentiquement un, au sens propre du terme.[8] Il a dû rassurer et convaincre son parti qu’il était un candidat sérieux pour celui-ci. Outre ses qualités personnelles (son talent oratoire notamment), c’est sa capacité d’organisation et de gagner des délégués lors de chaque élection primaire, partout dans le pays, souvent malgré les victoires d’Hillary Clinton dans les plus grands Etats, qui ont convaincu peu à peu élus et réseaux démocrates.
Depuis qu’il est président, Obama n’est pas pour autant devenu le leader du Parti démocrate comme c’est habituellement le cas aux Etats-Unis. Ainsi, par exemple, participe-t-il très peu aux dîners de levée de fonds (fundraising) pour les campagnes du parti ou de ses candidats – alors qu’en année électorale, cela fait usuellement partie des tâches politiques d’un président. De la même manière se refuse-t-il à enregistrer des messages téléphoniques diffusés ensuite sous forme d’appels automatiques (robot calls) par les candidats lors de leurs campagnes. Contrairement à Clinton qui appréciait beaucoup ce genre d’activités et qui s’intéressait de près à la carte électorale et aux sondages, ce n’est pas le cas d’Obama. Cette fonction du leadership partisan a été, de fait, transférée à Rahm Emanuel, son directeur de cabinet et au vice-président Joe Biden qui sont des vieux routiers de la vie politique et de Washington. Emanuel a notamment été le stratège de la campagne de 2006 au sein du Parti pour la reconquête du Congrès. C’est lui qui fait quotidiennement le lien entre le Parti (en fait le Democratic National Committee), le Congrès et le Président.[9]
Si Obama n’est ni le stratège en chef ni le plus grand collecteur de fonds de son parti, il ne se désintéresse pas pour autant du devenir des Démocrates. Il entend en effet changer la manière même de faire campagne des élus de son parti en tentant de les convaincre d’adopter ses propres recettes. C’est ce que l’entourage d’Obama appelle la « nouvelle politique » (new politics). L’idée centrale est d’exploiter à nouveau la base de données de plus de 10 millions de noms construite à l’occasion de l’élection présidentielle de 2008. Cette « nouvelle politique » tient à la fois d’une tactique électorale de mobilisation en réseau et d’un vaste mouvement de citoyenneté sans projet idéologique défini – même si la plupart des gens qui se manifestent dans ce cadre se déclarent spontanément plus « libéraux » (au sens américain du terme c’est-à-dire plus à gauche) que les Démocrates eux-mêmes.
L’idée sous-jacente est de transformer en profondeur le Parti démocrate à partir de l’expérience de 2008, vécue comme fondatrice, et d’entraîner une évolution de la forme-parti. En clair, de privilégier les formes de mobilisation et de collecte de fonds de la campagne présidentielle (réseaux de citoyens, réunions de proximité, porte-à-porte, utilisation intensive des outils numériques…) plutôt que celles de la « vieille politique » (réunions publiques, mobilisation des relais syndicaux et associatifs institutionnels, campagnes de publicité dans les médias locaux…). La question de l’efficacité d’une telle révolution partisane dans des élections locales reste posée dans la double mesure où les moyens financiers considérables d’Obama pendant sa campagne nationale lui ont permis de tout faire à la fois (la nouvelle et la vieille politiques), alors que ce n’est pas le cas pour la plupart des candidats aux élections de mi-mandat, et également parce que la mobilisation des citoyens peut difficilement être aussi forte pour soutenir l’élection de tel ou tel candidat local surtout s’il est sortant qu’elle a pu l’être pour mettre un terme à « l’ère Bush » au niveau national.
Sociologiquement, cette distance entre la politique classique du parti démocrate et la « nouvelle politique » que voudraient voir adopter les stratèges d’Obama est très marquée : ce sont des élus et des candidats plus jeunes (de la génération du président notamment) et qui souvent viennent d’arriver en politique qui se mobilisent le plus facilement en faveur de la nouvelle donne. Les élus plus anciens en âge et en expérience restent attachés aux formes d’organisation et de stratégie habituelles.
Au sein de la famille démocrate, le débat porte donc désormais beaucoup moins sur le fait de savoir si Obama a fait évoluer idéologiquement son parti, s’il l’a plutôt recentré ou déporté vers la gauche par exemple, que sur la pérennité de la nouvelle stratégie qui a conduit à sa victoire en 2008. Certains des élus démocrates considèrent qu’il a transformé de manière profonde et durable la manière de faire campagne et que plus rien ne sera jamais comme avant – faisant entrer la politique américaine dans une nouvelle ère de l’organisation des partis et des campagnes. D’autres considèrent en revanche l’élection de 2008 comme une exception due aux circonstances, qu’il n’existe finalement de « nouvelle politique » que dans la tête des stratèges comme David Plouffe, l’architecte de Obama For America, ou encore que les électeurs nouveaux mobilisés en 2008 (appelés surge voters) ne pourront l’être que difficilement pour d’autres élections.
Des élections de mi-mandat qui s’annoncent difficiles
C’est pourtant cette capacité des Démocrates à la fois de mobiliser leur électorat traditionnel, de mordre sur l’électorat indépendant et de faire venir aux urnes des électeurs occasionnels (notamment les jeunes) qui déterminera l’issue du scrutin de novembre 2010. Obama a en effet bouleversé la donne électorale classique pour la première fois depuis les années 1970-80 lorsqu’une bonne partie des électeurs démocrates blancs du Sud notamment avaient choisi de voter républicain – pour Ronald Reagan en 1980 en particulier. D’abord en devenant le quatrième membre du club très fermé des présidents démocrates élus avec plus de 51% des suffrages exprimés – après Andrew Jackson, Franklin Roosevelt et Lyndon Johnson. Ensuite parce qu’il a su convaincre 52% des « indépendants », un groupe en pleine progression aux Etats-Unis, de voter pour lui. Enfin, parce qu’il a su capter l’essentiel (70%) des près de 18 millions d’électeurs nouveaux qui sont venus voter en 2008 – essentiellement des Noirs, des Hispaniques et des jeunes diplômés de l’enseignement supérieur, en particulier dans des Etats traditionnellement conservateurs comme l’Indiana, la Caroline du Nord ou la Virginie.
Cet électorat d’Obama – et non « démocrate » jusqu’ici donc – n’est pas seulement composite sur le plan sociologique ; il l’est aussi sur le plan idéologique. Comme si les électeurs de 2008 avaient en quelque sorte plus qu’à l’ordinaire voulu exprimer des choses très différentes par leur vote. Aussi peut-on se poser la question de savoir s’ils ont davantage voté pour une approche post-partisane et pragmatique – pour plus de « responsabilité » en matière fiscale par exemple – ou bien pour une approche plus radicale et progressiste, comme le projet sur la santé proposé pendant la campagne le laissait entendre. Obama en jouant systématiquement sur les deux tableaux a su attirer son sur nom des votes et des électeurs très différents les uns des autres, c’est ce qui a fait sa force en 2008. Il s’est présenté à la fois comme un « réformateur post-partisan » et comme un « revivaliste progressiste ».[10] D’un côté, il a su convaincre les électeurs indépendants en appelant à l’unité du pays au-delà des oppositions tranchées sur les valeurs (culture wars) à propos de l’avortement, de la peine de mort ou encore du mariage homosexuel, sur lesquelles ont beaucoup joué les Républicains ces dernières années sous l’influence du mouvement chrétien fondamentaliste. De l’autre, il a suscité une immense vague d’espoir chez les Liberals, les Démocrates de gauche, en se positionnant clairement à gauche sur de nombreux sujets. La trop grande facilité de la campagne contre McCain ne l’a d’ailleurs pas encouragé à préciser quel chemin il pourrait choisir s’il y était contraint. Il a donc continué de parcourir les deux une fois élu président.
On peut toutefois déceler une inflexion dans sa présidence. Jusqu’au début 2010 et à la victoire républicaine dans le Massachusetts à l’élection sénatoriale (le siège historique des Kennedy), Obama tendait plutôt vers la seconde perspective en mettant en avant systématiquement ses grands projets tels que la réforme de la santé pour bien marquer sa différence avec Bush en particulier. Mais depuis cette date, Obama semble revenir à davantage de pragmatisme. Le vote définitif de la réforme de la santé a ainsi été obtenu grâce à d’importantes concessions aux plus centristes des grands élus démocrates, les Républicains n’ayant rien voulu savoir malgré des offres pourtant alléchantes de la part de la Maison Blanche. On peut lire de la même manière ses appels à soutenir le nucléaire ou à la relance des campagnes de forage en mer (jusqu’à l’accident de la plate-forme BP) comme des concessions préalables – d’assouplissement – vis-à-vis d’élus auxquels le président américain voudrait bien proposer rapidement de voter sur une grande loi sur l’énergie et l’environnement.
Le résultat de cette habileté tactique, qui reste également une ambiguïté idéologique, est qu’après un an et demi de pouvoir de l’Administration Obama, les électeurs indépendants qui l’avaient massivement soutenu en 2008 sont… massivement déçus. Ce sont eux d’ailleurs qui ont été décisifs lors des élections partielles de 2009-2010 qui ont tant marqué les esprits – celles des gouverneurs de Virginie et du New Jersey passés aux Républicains alors qu’Obama avait soutenu activement les candidats démocrates ou encore pour le remplacement du poste de sénateur du Massachusetts (celui de Ted Kennedy). Seulement 30% d’entre eux ont voté démocrate lors de ces élections (contre 54% pour Obama en 2008). Plus généralement, Obama est passé, dans les enquêtes d’opinion, d’un soutien de 63% à 47% chez les indépendants depuis le début de sa présidence. Compte tenu de ce doute profond et maintenu chez les indépendants, les Démocrates n’ont donc plus qu’une seule solution s’ils veulent limiter les dégâts en novembre 2010 : convaincre les électeurs occasionnels ou primo-votants qui se sont mobilisés en 2008 (surge voters) de revenir voter pour leurs candidats à l’automne. Malheureusement les élections de mi-mandat sont traditionnellement des élections qui mobilisent avant tout les plus politisés des électeurs.[11]
Pour mobiliser le jour venu ces électeurs atypiques, les responsables démocrates misent donc sur la même stratégie qu’en 2008 et sur le cœur de celle-ci, le gigantesque fichier contenant plus de 10 millions de noms de personnes qui se sont à un moment ou à un autre manifesté pendant la campagne, celui de l’organisation mise en place par David Plouffe, devenue depuis l’élection présidentielle Organizing for America (O.F.A.).[12] L’idée étant de transformer la base de données accumulée pendant la campagne en une organisation permanente qui quadrille le terrain quartier par quartier et qui soit susceptible de se mobiliser pour soutenir la mise en œuvre du programme présidentiel – comme on l’a vu sur la santé, la réforme financière ou l’énergie ces derniers mois. Cette organisation devant peu à peu se mêler et en fait, dans l’idée des proches d’Obama, littéralement engloutir la vieille organisation du parti lui-même, notamment à partir du D.N.C.[13] La tâche est doublement difficile : passer d’une organisation de campagne hors système à une organisation qui assure aux côtés des grandes institutions publiques et de la Maison Blanche la promotion de la politique officielle du pays constitue une gageure ; assurer la réélection d’insiders washingtoniens parfois implantés localement depuis des lustres n’est pas aussi mobilisateur que d’aller faire du porte-à-porte chez ses voisins pour leur demander de voter pour un jeune candidat venu de nulle part qui promet le changement radical par rapport à Bush. Si bien qu’au-delà de l’objectif de limiter la casse en novembre 2010, beaucoup d’observateurs de cette nouvelle manière de mobiliser les Démocrates se demandent si la finalité de l’opération n’est pas tout simplement de préparer la campagne pour la réélection d’Obama en 2012.
Les élections de mi-mandat de novembre seront malgré tout un moment de vérité. Est-ce que l’élection d’Obama aura redéfini suffisamment en profondeur les cadres de la politique américaine, au-delà de sa personnalité exceptionnelle, pour ne pas risquer un retour de bâton républicain – même si celui-ci sera très certainement moindre que l’épisode de 1994 lorsque les Républicains emmenés par Newt Gingrich avaient reconquis la Chambre des Représentants sur un programme idéologique très marqué ?[14] Ou bien est-ce que son élection n’aura été qu’un moment brillant et atypique dans l’histoire électorale et politique récente des Etats-Unis[15], une histoire faite de divisions profondes dans le pays entre des groupes sociaux et identitaires devenus irréconciliables, de « valeurs » antagonistes ? Bref, une Amérique dans laquelle la désormais vieille et profonde « révolution conservatrice » continuera de produire ses effets délétères.
Notes
[1] Voir notamment David Farber, The Rise and the Fall of Modern American Conservatism, Princeton, Princeton University Press, 2010 et Sam Tanenhaus, The Death of Conservatism, New York, Random House, 2009.
[2] Les élections de mi-mandat sont celles qui se déroulent deux ans après et deux avant une élection présidentielle. La totalité de la Chambre des Représentants est renouvelée (les Représentants sont élus tous les deux ans) ainsi qu’un tiers du Sénat (les sénateurs sont élus pour 6 ans). Et de très nombreuses fonctions politiques et judiciaires sont soumises à l’élection ce même jour de novembre : gouverneurs, membres des législatures des états, fonctions exécutives des états, juges et procureurs, shérifs, maires, etc. Enfin, de nombreux référendums sur les questions les plus diverses se tiennent aussi ce jour-là.
[3] L’entourage d’Obama résume le programme présidentiel comme une « nouvelle fondation » de l’économie et de la société américaines sur de cinq piliers – les cinq grands projets du premier mandat – : le paquet fiscal pour stimuler la croissance, la réforme de la santé, la refonte du système d’aides pour les étudiants (toutes les trois adoptées), la réforme de la législation financière (en cours de débat) le projet sur l’énergie et l’environnement (à venir).
[4] Et ce malgré un parcours universitaire et des pratiques sociales qui le rattachent nettement à l’élite : diplômé de Columbia et d’Harvard – dont il dirigea la prestigieuse revue de droit –, il pratique dès qu’il le peut et ouvertement le golf par exemple.
[5] Ceux que l’on a très vite désigné comme New Democrats au sein du parti étaient des élus (gouverneurs notamment) issus de la génération du baby boom, désireux de rompre avec la génération démocrate précédente, celle de l’idéalisme cartérien, et de faire pièce au reaganisme qui a mordu sur l’électorat démocrate, en adoptant un programme économique et social plus centriste (moins régulateur et plus responsabilisant pour les individus) tout en conservant intact voire en étendant le programme culturel des années 1960 (droits des minorités…).
[6] Cet aspect est souligné notamment par Matt Bai, ‘Democrat in Chief ?’, New York Times Magazine, June 7, 2010.
[7] L’expérience du travail social à Chicago occupe une place essentielle dans la biographie d’Obama. Il lui consacre près de 150 pages dans son autobiographie publiée en 1995 (Les Rêves de mon père. L’histoire d’un héritage en noir et blanc, tr. fr., Paris, Presses de la Cité, 2008) et indique qu’elle lui a donné la conscience, qu’il n’avait pas jusque-là, de la situation des Noirs américains. C’est en répondant à une annonce du New York Times en 1985 qu’il devient community organizer, sorte de travailleur social, dans le grand ghetto noir (South Side) de Chicago. Il est recruté par la Calumet Community Religious Conference, dirigée par trois héritiers du fondateur du community organizing et de l’activisme social radical aux Etats-Unis : Saul Alinsky. A travers cette expérience – dont il a dit, dans son discours de candidature à la candidature démocrate pour la présidence en 2007, qu’elle avait été sa véritable formation bien davantage que ses études universitaires –, Barack Obama forgera à la fois sa conscience de Noir américain et sa conception fondamentale de la politique, une conception tout aussi pratique (de « terrain ») qu’intellectuelle. Ce qui le rattache à la fois à l’Ecole de Chicago de sociologie (Alinsky a été l’élève de Robert E. Park et Ernest W. Burgess, les auteurs de l’ouvrage fondateur The City en 1925) et au courant de la philosophie américaine du « pragmatisme » fondé par William James, dont le disciple, John Dewey (lui-même professeur de Park pendant son passage à Chicago) a créé une école expérimentale à l’Université de Chicago (« Laboratory Schools »), pour mettre ses idées sur l’éducation en pratique, dans laquelle le couple Obama a inscrit ses filles un siècle plus tard. Sur ces aspects, voir notamment Sylvain Bourmeau, « Obama, enquête sur un itinéraire intellectuel atypique », Mediapart, 20 janvier 2009. http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/200109/obama-enquete-sur-un-itineraire-intellectuel-atypique
[8] Les futurs présidents Carter, Clinton ou même Bush ont soigneusement cultivé leur côté outsider dans les campagnes qu’ils ont menées pour devenir président alors qu’ils étaient engagés en politique de longue date et en connaissaient parfaitement les arcanes du fait de leur fonctions passées ou de leur ancrage familial.
[9] Voir également sur ce point M. Bai, loc. cit.
[10] Selon les termes employés dans M. Bai, loc. cit.
[11] Tous les chiffres donnés ici sont issus des enquêtes et de la base de données du Pew Reseach Center : http://pewresearch.org/
[12] Voir à ce propos le témoignage irremplaçable de David Plouffe, The Audacity to Win: The Inside Story and Lessons of Barack Obama’s Historic Victory, New York, Vinking Press, 2009.
[13] Le Democratic National Committee est l’organe national permanent du Parti démocrate où siègent ses principaux responsables (grands élus, représentants des différentes tendances). Obama a nommé en janvier 2009 à sa tête, comme président (chairman), en remplacement de Howard Dean, Tim Kaine, alors gouverneur de Virginie avec pour mission de rapprocher le parti de l’organisation issue de la campagne d’Obama (O.F.A.) dirigée par David Plouffe – en fait de soumettre le parti et ses réseaux locaux à l’organisation de campagne dirigée par Plouffe. Ce dernier ayant même renoncé à un poste officiel dans l’équipe présidentielle pour pouvoir travailler à la pérennisation d’O.F.A. et à la campagne présidentielle de 2012 pendant les quatre ans du premier mandat d’Obama.
[14] Les élections de mi-mandat de 1994 ont été un traumatisme pour les Démocrates. Les Républicains ont gagné 54 sièges à la Chambre des Représentants ainsi que 8 sièges de sénateurs et la majorité des postes de gouverneur pour la première fois depuis 20 ans. Cet épisode a mis fin à 40 ans de domination politique au Congrès pour les Démocrates, parachevant ainsi, institutionnellement, la « révolution conservatrice » entamée par Ronald Reagan sur la base de la reconquête du Sud par le Parti républicain depuis les années 1970 (Southern Strategy). On notera que la défaite démocratique de 1994 est aussi due à la fois aux erreurs grossières du début de mandat de Bill Clinton (notamment sur sa tentative de réformer l’assurance-maladie) et au vaste redécoupage des circonscriptions électorales sur la base du recensement de 1990 favorisant notamment le Sud conservateur.
[15] Il est également possible de nuancer le caractère exceptionnel de l’élection d’Obama dans un sens favorable aux Démocrates en observant qu’en 2006 et 2008, les Démocrates ont réussi aux élections pour le Congrès un exploit qui n’avait pas été accompli en politique depuis les années 1930, en réalisant coup sur coup ce que l’on nomme deux élections « de vague » (gagner au moins 20 sièges à la Chambre des Représentants). Ils ont ainsi gagné en deux ans 54 sièges au total à la Chambre et 12 au Sénat – ce qui place la performance au-dessus même de celles des Républicains en 1994. Mais cet exploit électoral réalisé à la fin de l’ère Bush a également son revers : nombre d’élus démocrates de ces deux « vagues » l’ont été dans des circonscriptions habituellement conservatrices. Ainsi, par exemple, 49 représentants sont élus dans des circonscriptions qui ont voté McCain en 2008. Ce sont souvent eux d’ailleurs qui ont été les plus réticents aux projets de réforme progressistes d’Obama comme sur la santé – ceux que l’on a appelé les Blue Dogs par exemple qui ont combattu pied à pied au sein du parti contre toute avancée trop à gauche en la matière.
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Cet article est à paraître dans le prochain numéro de la Revue socialiste.
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