Tout le monde connaît (et a lu) "le rôle social de l'officier" de Lyautey. Celui-ci, devenu quelques décennies plus tard résident général au Maroc, devint l'icône d'une pacification réussie. AU point de devenir un des exemples de l'école française de contre-insurrection : fort bien, à ceci prêt qu'on n'avais pas accès aux textes qui permettaient de comprendre ce qui inspirait Lyautey. C'est désormais chose faite, grâce à un jeune commissaire commandant de l'armée de terre, Maxime Gillet, qui a eu l'heureuse idée de faire fructifier son année au CID en dépouillant toute la correspondance et les écrits de Lyautey, pour en tirer un ouvrage donnant ces principes.
Il a bien voulu nous donne un entretien où il explique son travail : incontestablement, un must qui arrivera sur toutes les bonnes bibliothèques.
O. Kempf
Principes de pacification du Maréchal Lyautey par Maxime Gillet., chez Economica, collection "stratégies et doctrines", 19 euros.
1/ On parle souvent de Lyautey, et tout le monde (ou presque) a lu le Rôle social : comment se fait-il qu'il n'ait rien publié d'autre ? Une volonté de sa part ? Une négligence ? Une hésitation?
Les études que j’ai menées m’ont permis de constater que jamais le Maréchal Lyautey n’a « hésité » à écrire. Bien au contraire nous pouvons, je pense, considérer qu’une large partie de sa carrière repose sur sa capacité à faire adhérer militaires et politiques à ses conceptions par le truchement de ses talents littéraires, comme en témoignent ses correspondances avec Albert de Mun, Eugène de Vogüe, Jules Charles-Roux ou encore le général Gallieni. Chaque voyage, chaque expérience donne lieu à la rédaction d’un « journal », d’un « récit », d’un rapport. Chaque soirée est occupée à correspondre avec sa famille, ses amis, son cercle relationnel, dont la mission consiste ensuite à rediffuser les courriers reçus. Il n’y a non plus aucune négligence de la part du Maréchal Lyautey qui œuvrera personnellement au classement quotidien et méthodique de ses écrits et archives jusqu’à ses derniers jours (dont la majeure partie est consultable à la Bibliothèque Nationale de France et au siège de l’Association Nationale Maréchal Lyautey).
Le « rôle social de l’officier dans le service universel », publié en 1891, demeure certes le texte le plus connu et le plus symbolique de l’œuvre du Maréchal Lyautey. Pourtant, il en publia de nombreux autres comme le « rôle colonial de l’armée » (1900), « dans le sud de Madagascar, pénétration militaire, situation politique et économique » (1903), les « lettres du Tonkin et de Madagascar » (1920), ou encore les « paroles d‘action 1920-1926 » (1927), pour ne citer que les plus diffusés. J’en conclus que si le « rôle social » a parfois occulté le reste de l’œuvre du Maréchal Lyautey, nous le devons davantage à la richesse de sa production littéraire et à la faible réédition de ses œuvres qu’à une quelconque « frilosité intellectuelle ». Ne nous y trompons pas, Lyautey sut construire sa légende et fut un très grand communiquant.
2/ A l'heure où l'on s'interroge sur une "école française" de contre insurrection, qui aboutirait à Galula en partant de Gallieni et Lyautey, n'y a-t-il donc pas un "mythe" Lyautey, celui du résident général au Maroc qui veille à respecter les us locaux ? Ce mythe n'étant fondé que sur des témoignages et non sur ses écrits
J’ai tendance à penser que si les témoignages décrivent un Lyautey encore plus respectueux des us locaux qu’il ne cherchait lui-même à s’en prévaloir dans ses écrits - lui qui contrôlait avec la plus extrême rigueur tout document citant son action - nous ne pouvons que nous en réjouir. Les textes de Lyautey sont parsemés de termes et d’expressions de bienveillance, de sympathie, de curiosité, d’admiration et de respect. Son éducation et sa curiosité intellectuelle le poussent à rencontrer et à apprendre. Il impose le respect des règles et coutumes dans la rédaction du code pénal marocain, édicte des règlements d’architecture, de protection du patrimoine…tout ceci est retracé par Lyautey lui-même dans ses courriers et comptes-rendus.
C’est dans sa dimension humaine que son œuvre trouve toute sa force : le refus du mépris de l’indigène, le respect des coutumes, de la religion et du patrimoine sont au cœur de ses principes d’action, et de sa réflexion sur la contre-insurrection. En 1881 déjà il conclut ainsi une lettre sur l’Algérie : «…tant que nous n’en reviendrons pas à un système plus civilisé, plus humain, plus poli à leur égard, (des populations autochtones) les insurrections se renouvelleront à époques fixes ». Il n’est pourtant encore que lieutenant.
Alors s’agit-il d’un « mythus », d’une fable, d’une allégorie ? Tous les écrits de Lyautey attestent de son farouche attachement au respect des us locaux ; il est heureux que ses contemporains témoignent de la concrétisation de sa volonté, même si certains récits je le reconnais ne manquent pas d’emphase…
3/ Vous intitulez votre ouvrage "principes de pacification" : s'agit-il donc d'une théorie, ou d'une pratique à partir de laquelle vous reconstruisez le fil directeur de l'action de Lyautey ?
Mon objectif était d’identifier le plus fidèlement la « philosophie générale » de l’action du Maréchal Lyautey, en m’appuyant sur des sources premières et en évitant l’écueil du « manuel universel » de pacification ; ce qui à mon sens eût été déplacé, contre productif et contraire à l’esprit même de Lyautey, que le seul mot de « méthode » faisait bondir.
J’ai analysé ses écrits précédant l’action, ceux dans lesquels il témoigne des actions en cours ou achevées et ceux par lesquels il tente de dégager des principes généraux. Mais je me suis également intéressé à la personnalité même du Maréchal Lyautey, à ce qu’il s’imposait en qualité de chef devant montrer l’exemple et à ce qu’il attendait de ses subordonnés.
Je n’ai pas cherché à « théoriser » l’action du Maréchal Lyautey, mais à en proposer la relecture à travers le prisme de la pacification. Car considérer le « rôle colonial de l’armée » comme étant l’ouvrage de référence de la pacification selon Lyautey, eût été occulter toute la richesse de ses autres écrits.
Ainsi le fil directeur de l’ouvrage se veut-il très didactique en proposant au lecteur de découvrir la place de l’officier (l’acteur), puis les phases successives de conquête et de structuration administrative et de développement économique (la chronologie de l’action), avant d’aborder l’environnement général des opérations (le temps long, l’unicité de commandement et la liberté d’initiative…).
4/ Avez vous décelé une continuité avec Gallieni ? N'y a-t-il jamais usage de la force chez Lyautey ?
Il existe selon moi une véritable filiation de pensée entre le colonel Gallieni et son chef d’état-major au Tonkin le lieutenant-colonel Lyautey. Les courriers échangés entre les hommes et les abondantes références au colonel Gallieni dans les courriers privés de Lyautey démontrent une admiration réciproque chez ces officiers aux tempéraments pourtant fort différents (Lyautey écrira de Gallieni qu’il est un « magnifique spécimen d’homme complet, un chef absolu, soldat et administrateur, rustique et cérébral »). En 1897, c’est encore Gallieni qui appelle Lyautey à ses côtés à Madagascar.
Et lorsque trois ans plus tard, ce dernier publie le texte d’une de ses conférences sous le titre « du rôle colonial de l’armée », il précise qu’il a été « chargé par le général Gallieni d’exposer … les grandes lignes de sa méthode d’occupation coloniale ». La filiation est incontestable ; et incontestée. Le talent de Lyautey a fait la différence : il a su théoriser, écrire, communiquer, convaincre militaires et administrateurs civils - ce que le caractère de Gallieni lui interdisait - et réaliser au Maroc la pleine mesure de la méthode.
Quant à l’usage de la force, Lyautey l’a toujours considéré comme un facteur utile de sa politique, comme un mal nécessaire, sans pour autant faire preuve d’un bellicisme exacerbé. Mais du Tonkin au Maroc, il restera fidèle à son principe selon lequel « l’occupation militaire consiste moins en opérations militaires qu’en une organisation qui marche » ; cela constitue une originalité de son action.
5/ De même, la filiation avec Galula et Trinquier n'est-elle pas reconstruite après coup, et seulement chronologique, ces derniers parlant d'une guerre révolutionnaire, idéologique, quand Lyautey ne serait qu'un agent colonisateur ?
La tendance est effectivement à l’identification d’une filiation Lyautey – Galula – Trinquier. Comme le souligne monsieur Etienne de Durand dans la préface, Galula et Trinquier ont intégré de Lyautey le primat du politique et la méthode de la « tâche d’huile ».
Mais les différences sont conséquentes : Lyautey traite d’états faillis ou défaillants, Galula et Trinquier d’insurrections dans des états structurés ; Lyautey se bat contre des « pirates », des voleurs ou des chefs tribaux souvent désunis, Galula et Trinquier combattent des mouvements structurés fortement politisés et idéologiques (essentiellement communistes) ; Lyautey intervient dans un cadre géopolitique de répartition des zones d’influence entre grands états occidentaux, Galula et Trinquier subissent l’implication de pays étrangers auprès des acteurs directs du conflit (cadre général de la guerre froide).
De plus, loin de n’être qu’un « agent colonisateur », Lyautey a toujours été convaincu que la présence de la France au Maroc comme à Madagascar n’était que temporaire, et a donc construit sa politique avec pour finalité les relations postcoloniales.
Il est intéressant de noter que l’actualité nous prouve que cette question demeure en suspens : quelle sera l’approche du général Petraeus qui a préfacé la réédition du « contre insurrection » de Galula et qui succède au général Mc Chrystal qui lui citait le Maréchal Lyautey dans un entretien en août 2009 ?
6/ Parlons des sources : avez-vous été les consulter à Thorey Lyautey en Lorraine? Au fonds de l'association Maréchal Lyautey ? Au fonds de l'école militaire ? Auprès de mains privées ? Votre travail donne l'impression d'une recherche d'archives extrêmement fouillée : comment avez-vous organisé votre travail : recueillir dans chaque document ce qui correspond à des thématiques précédemment identifiées par vous, ou recueil puis tri à l'issue ?
J’ai tout d’abord listé puis collecté les divers documents (écrits du Maréchal, recueils apocryphes de textes et discours, témoignages de collaborateurs…) - le plus souvent par des acquisitions d’éditions anciennes -, puis recherché les fonds disponibles dont celui de la bibliothèque du CESAT qui s’est avéré très riche. Par ailleurs, comme vous le citez très justement, j’ai bénéficié de l’amical soutien du colonel (er) Geoffroy, président de l’Association Nationale Maréchal Lyautey à Thorey (qui a entrepris un gros travail de republication des œuvres de Lyautey), et de monsieur Arnaud Teyssier – dernier biographe du Maréchal.
Alors chaque lecture s’est faite sous le prisme de la pacification avec une sélection des extraits qui me semblaient les plus pertinents et les plus représentatifs de la réflexion du Maréchal Lyautey, en restant toujours davantage fidèle à ses écrits qu’à ceux de ses collaborateurs, admirateurs et biographes. Ce n’est qu’après ce travail méthodique que j’ai entrepris de structurer cet ouvrage selon un plan dicté par l’étude de la chronologie des opérations menées par le Maréchal Lyautey.
7/ Vous avez écrit votre travail au CID : Lyautey fait-il débat au CID ?
Je n’ai pas le sentiment que le Maréchal Lyautey ait fait réellement « débat » au sein de la 17ème promotion du CID, même s’il est certain qu’il existe des divergences d’opinion et d’appréciation de sa personnalité comme de son œuvre, ce qui je pense est un signe très heureux dans cette enceinte où l’encadrement nous pousse à la réflexion.
Plus qu’un débat, l’évocation de ce parrain de promotion a été pour beaucoup une occasion de découvrir une œuvre qui n’est finalement que très partiellement connue, pour les raisons évoquées précédemment. La promotion s’est ainsi fortement impliquée dans le rayonnement de la pensée du Maréchal Lyautey en rédigeant une contribution placée en avant-propos de mon ouvrage sur « Lyautey et l’approche globale et en organisant une exposition à l’Ecole Militaire» ainsi qu’un très remarqué « colloque Lyautey » le 28 mai dernier.
Après Foch, Lyautey est le second Maréchal de France a donner son nom à une promotion du Collège Interarmées de Défense.
M. le commissaire, je vous remercie.