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Nous sommes une société qui s'attriste. Chacun peut le reconnaitre dans sa propre intériorité comme dans le regard de ses concitoyens.
La tristesse dont nous voulons parler n'est pas celle que nous pouvons ressentir devant la perte d'un être cher. Il s'agit de cette tristesse collective qui traverse notre société toute entière et que la seule grisaille météorologique ne pourrait à elle seule expliquer. Celle-ci se traduit concrètement par une consommation d'anti-anxiolytiques et d'hypnotiques deux fois supérieurs aux autres pays européens, comme le montre le rapport de l'office parlementaire des politiques de santé présenté en juin 2006.
Cette tristesse sociale s'exprime à travers des signes multiples
subjectivement sensibles et objectivement repérables :
- Nous mettons de plus en plus d'énergie et de temps à accomplir notre travail
et nos efforts sont rarement récompensés. Nous avons davantage l'impression de
défendre " péniblement " nos positions plutôt que de progresser ; quand la
satisfaction ne se limite pas simplement à ne pas régresser. La consultation à
ce propos du dernier rapport de l'Institut de veille sanitaire (2008) est
édifiant concernant le développement du mal-être dans certaines professions (p
42).
- Nous constatons à l'évidence que le niveau de vie de nos concitoyens
régresse. Cela est confirmé non seulement par la publication d'indicateurs
économiques plus ou moins " cosmétisés " mais par l'observation de personnes
proches confrontées à des situations économiques ou sociales difficiles. Bref,
la crise économique n'est pas une donnée abstraite mais à un impact bien réel
dans la vie émotionnelle de chacun. La aussi, les indicateurs publiés par
l'Observatoire Nationale de la Pauvreté et de l'Exclusion Sociale : montrent
que cette perception correspond bien à une réalité sociale qui se
dégrade.
La question qui se pose est la suivante : comment ne pas se laisser contaminer
par cette " tristesse collective ambiante " qui sape nos énergies individuelles
?
Quelles sont les origines de cette tristesse sociale ?
Les origines de cette tristesse sociale sont évidemment multiples. Nous posons
l'hypothèse que la double crise économique et culturelle que nous traversons,
contribuent à désenchanter le monde en détruisant les idéaux qui nous ont
soutenus jusqu'à présent.
Sur le plan économique, nous ne pouvons également que constater l'asymétrie des
efforts que nous faisons par rapport aux résultats obtenus. Le slogan "
Travailler plus pour gagner plus " est resté lettre morte. La fin programmée de
la loi TEPA est là aussi pour le confirmer. Cette production d'efforts
permanents sans la récompense espérée, qui rappelle étrangement le mythe de
Sisyphe, engendre un déficit à plusieurs niveaux :
1°) Déficit narcissique : l'estime de soi dépend autant de la reconnaissance
que les autres nous accordent que de la valeur que nous attribuons à une
action. Cette estime de soi peut-être mise en cause si nous sommes confrontés
sur la durée à une disproportion entre les efforts que nous fournissons et les
résultats que nous obtenons. Ce déséquilibre peut conduire à douter de notre
propre puissance et contribuer peu à peu à construire une image plus ou moins
négative de soi-même. C'est alors la spirale dépressive qui peut s'emparer de
soi. En réalité dans cette dynamique, nous sommes en situation d'échec
chronique. Nous programmons des activités censées nous rapprocher de nos buts
mais, dans les faits, nous nous en éloignons.
2°) Déficit d'espérance : tout être humain a besoin de se projeter de façon
positive dans l'avenir. Cette fonction vitale est assurée par l'Idéal du Moi.
C'est grâce à lui que nous pouvons nous mettre en tension et supporter
certaines frustrations. Cependant l'Idéal du Moi s'affaiblit quand chaque jour,
nous faisons le constat que nous régressons par rapport à ce que nous avions et
que nos espérances se transforment en déception.
Ce malaise se traduit de différentes façons. Il n'est certainement pas sans
lien avec la montée lancinante du thème de la souffrance au travail dans les
organisations. Cette tristesse pour Ehrenberg se traduit par une fatigue bien
particulière qu'il appelle " la fatigue d'être soi ". On peut poser l'hypothèse
quelle est en relation avec la rupture des idéaux qui sous tendaient notre
imaginaire collectif. Le début du XX° siècle avait commencé avec la promesse
d'un monde meilleur. Cette promesse s'était concrétisée jusqu'en dans les
années 1990 et brusquement tout ce à quoi les membres de la société espéraient
semble s'écrouler. Nous entrons comme le souligne Gilles Lipovetsky dans " la
société de la déception ". Chacun se trouve confronté à un Moi qui ne peut plus
s'appuyer sur les ressources " fantasmatiques " de l'Idéal du Moi collectif.
Ainsi, livré à lui-même, il ne dispose plus d'énergie suffisante pour entrer en
" utopie ".
Ceci se traduit concrètement par l'absence d'idéologies humainement
structurantes. Le libre marché n'a pas non plus tenu ses promesses d'une
société meilleure. Il a au contraire exacerbé les intérêts d'actionnaires "
invisibles " et accru les inégalités entre le Capital et le Travail.
Les sociétés se retrouvent alors sans projet. C'est " l'ère du vide " et les
hommes n'ont plus de rêves. Un proverbe africain déjà évoqué illustre cette
situation : " Quand un homme ne rêve plus il meurt ".
3. Selon Lipovetsky, la conception libérale de l'existence serait à l'origine
de notre malaise individuel et collectif
Beaucoup considèrent cette tristesse comme l'expression d'un sentiment
personnel, et adoptent une position auto-accusatrice en se considérant à
l'origine de ce sentiment. Le philosophe Gilles Lipovetsky, nous invite au
contraire à considérer que notre subjectivité personnelle est " encastrée "
dans une dynamique collective globale. Il nous propose une grille de lecture
intéressante pour comprendre que notre manière de concevoir nos vies est
largement surdéterminée par notre vision libérale du marché. Au début du XX°,
cette conception libérale s'annonçait prometteuse de progrès pour l'homme, mais
elle produit aujourd'hui une " réelle désillusion " en engendrant angoisse et
incertitude pour les individus et les collectifs.
" (…) Tout indique que l’âge moderne a contribué à précipiter les désillusions
des classes moyennes et à accroitre le nombre de mécontents aigris par une
réalité incapable de concorder avec les idéaux démocratiques. Alors que les
sociétés de tradition encadrant strictement les désirs et les aspirations ont
réussi à limiter l’ampleur de la déception, les sociétés hyper-modernes
apparaissent comme des sociétés de l’inflation déceptive. Quand le bonheur est
promis à tous et les plaisirs exaltés à tous les coins de rue, le vécu
quotidien est à rude épreuve. (…) Aux techniques régulées communautairement par
le monde de la religion ont succédées les médications diversifiées et
dérégulées de l’univers individualiste en libre-service ".
4. Pour Ehrenberg : La revendication à l'autonomie entraîne la disparition des
solidarités
Pour le sociologue Ehrenberg, il faut sortir de la " déploration " en
relativisant ce que nous ressentons. La méthode qu'il propose passe par la
compréhension des évolutions de notre société à travers l' histoire et par la
comparaison à d'autres cultures. Depuis la révolution française nous n'avons
jamais cessé de revendiquer l'autonomie des personnes. Il ne faudrait pas selon
l'auteur attribuer la montée de l'individualisme au seul libéralisme. C'est une
aspiration sociale qui a émergé dès la renaissance, bien avant l'apparition de
ce que certains auteurs appellent la " modernité néolibérale ". Cette
dramatisation du " mal " qui s'exprime aujourd'hui à travers un langage qui
emprunte de plus en plus à la psychopathologie ne serait que l'expression de
notre peur à agir de façon autonome, alors même que nous le revendiquons. La
société américaine assumerait toujours selon lui beaucoup mieux cette
revendication à l'autonomie inséparable de la notion de compétition.
Ce malaise dans la société ne serait donc pas dû à la mondialisation libérale
mais davantage à la difficulté à assumer réellement notre individuation (la
capacité à être soi), qui est indissociable d'une certaine " déliaison sociale
". Tandis que les américains appréhendent " l'individualisme comme équité et
choix ", paradoxalement nous la vivons comme l'abandon de l'individu aux forces
du marché. L'adversaire ne saurait donc se réduire aux formes modernes du
capitalisme. Il importe de clarifier les sources des souffrances psychiques. "
Il faut une élaboration sociologique " pour avoir une idée plus claire de ce
qui se joue. Contrairement à la doxa populaire, nous n'entrions pas dans un
déclin mais dans " un nouvel arrangement institutionnel républicain ". Nous
sommes dans un discours passionnel de dénonciation de disparition des
solidarités alors que celles-ci ne font que se renouveler. Même si Alain
Ehrenberg n'est pas totalement convaincant, il est intéressant de prendre
conscience que nous sommes dans une vision franco-française du malaise que
traverse notre société. Cette perception est d'ailleurs confirmée par tous les
étrangers qui découvrent avec étonnement et scepticisme ce que certains
pourraient qualifier de " jérémiades à la française ".
5. Pour JC Liaudet, le néolibéralisme conduit à une " impasse narcissique
"
Nous sommes dans une époque dite moderne. Celle-ci se caractérise par le fait
que le sujet a le pouvoir de devenir autonome. Autrefois, il était façonné par
la religion, puis un peu plus tard par l'Etat ; aujourd'hui, en
s'affranchissant de toute autorité (en particulier paternel), il se croit tout
puissant et prétend se fonder lui-même en se pensant libre de toute contrainte.
Mais l'Individu hypermoderne (Aubert, 2004) est loin d'être libre car son Idéal
du moi a en réalité totalement épousé (à son insu) les lois du marché. Il se
croit à l'origine de ses désirs alors qu'il est en réalité totalement manipulé
par les idéaux libéraux qui prônant un individualisme acharné conduit à une
indifférence de l'autre. L'Idéal du Moi, cette instance inconsciente " où
s'inscrivent la voix de l'identification aux parents aimés " est désormais sous
le joug de l'imaginaire néo-libérale. Il pense la réalisation de soi à travers
la satisfaction de tous ses besoins. La sublimation n'est plus nécessaire. Il
faut jouir de tout, tout de suite. Pour JC Liaudet cette perspective conduit à
une nouvelle forme d'aliénation : la névrose néo-libérale qui prétend proposer
aux individus d'atteindre le bonheur s'ils parviennent à satisfaire tous leur
désirs.
L'idéologie néo-libérale nous promet donc le bonheur si nous parvenons à tout
posséder. Alors pour avoir " Tout ", nous menons une quête acharnée qui ne
s'achève jamais, puisque le " Tout ", c'est l'impossible. Selon cette nouvelle
religion où le marché a remplacé les anciennes idoles, pour connaître la joie,
il ne faudrait donc renoncer à rien. L'idéologie néolibérale nous place dans
une quête de toute puissance que nous n'atteindrons jamais puisque la vie de
l'Homme est finie et limitée. Pour " avoir plus " et être le plus fort, nous
entrons alors dans une concurrence acharnée, sans nous rendre compte que cela
repose en partie sur " l'anéantissement d'autrui ". Dans cet univers, nos
relations ne sont plus guidés par le respect de l'Autre, mais par le désir
sauvage de l'enfant pré-oedipien. Cela se vérifie aisément dans la file
d'attente d'une cafétéria...A cette défaillance des idéaux se superpose
l'effondrement du Surmoi collectif. Freud dans Totem et Tabou a bien décrit la
fonction du Surmoi. Il permet pour une communauté de se donner une Loi. Or la
Loi, c'est ce qui protège de la violence primitive et permet la
sublimation.
Mais quand un travailleur occidental " se trouve en concurrence avec un ouvrier
chinois et qu'aucune loi ne vient réguler ce face à face ", on peut parler, au
niveau collectif, d'un déficit du Surmoi. Quand un trader sous l'incitation de
sa hiérarchie, une entreprise (Enron) ou un pays (La Grèce) avec la complicité
des institutions de certification en viennent, à falsifier leurs comptes pour
cacher leurs pertes provenant de pratiques spéculatives, les référents
imaginaires et symboliques qui structuraient les relations entre les membres
d'une société se disloquent. L'Homme, dont les pulsions archaïques ne sont plus
contenues devient " un loup pour l'Homme " (Hobbes). Dans cette situation,
l'individu régresse à un stade pré-oedipien où règne " une Mère toute puissante
" qui renvoie à l'univers oral de la consommation quand ce n'est pas dans la
rivalité oedipienne où chacun devient un concurrent qu'il faut dépasser,
voire supprimer pour exister (qui témoignerait d'une fixation au stade sadique
anal).
Transposer dans le domaine de l'économie politique, " le refus des lois déclare
JC Liaudet s'appelle déréglementation " et " mondialisation ". C'est ce modèle
néolibérale exalté par le FMI depuis 25 ans que nous avons intériorisé dans nos
consciences qui fait qu'Avoir c'est Etre. Et comme nous ne pouvons pas tout
posséder et que nous sommes incapables de l'accepter, l'insatisfaction
permanente devient notre lot. Dans ce modèle, se réaliser c'est posséder,
consommer autrui pour ne pas ressentir le Manque. . Cela devrait nous conduire
au bonheur mais cela nous emmène au vide, à l'absence de sens car la jouissance
de l'Avoir ne peut remplacer la joie d''Etre. Pour JC Liaudet, il est possible
de se dégager de cette aliénation en prenant conscience de la manière dont nous
nous " identifions au surmoi collectif (inconscient) de la névrose libérale ",
que nous avons intériorisé en nous.
Pour Gregory Bateson, les sociétés modernes produisent des injonctions
paradoxales qui peuvent rendre fou
Nous associons deux auteurs qui furent presque contemporains mais qui ne sont
guère fréquentés. Pourtant leur conception de la souffrance humaine est très
complémentaire. L'anthropologue Gregory Bateson est l'auteur du concept de "
doubles contraintes ", traduit souvent par le terme " d'injonctions paradoxales
". Ces travaux ont surtout été repris par Paul Watzlavick dans le cadre d'une
nouvelle approche thérapeutique " la thérapie systémique ". Gregory Bateson
avec sa femme Margaret Mead ont passé de longues années à observer la vie des
tribus indigènes notamment en Nouvelle Guinée et à Bali. Ces études les ont
amenés à analyser les effets de la culture sur le développement du caractère
individuel. Cette analyse interactionnelle des comportements humains leur a
permis de fonder une nouvelle grille de lecture de l’équilibre social des
communautés. Ils ont notamment mis en évidence que les relations entre les
membres d'un même groupe se caractérisent parfois par des interactions
paradoxales que Watzlawick a appelé plus tard des " injonctions paradoxales ".
Les injonctions paradoxales se caractérisent par l'énoncé de contraintes
contradictoires qui peuvent placé le sujet dans l'impossible. Placé entre deux
obligations qui se contrarie, le sujet se trouve alors en inhibition d'action
(H. Laborit). Gregory Bateson l'exprime ainsi : " vous êtes damné si vous le
faites, et vous êtes damné si vous ne le faites pas ". Une retranscription
proposé est : Si tu ne fais pas A, tu ne (survivras pas, ne seras pas en
sécurité, n'auras pas de plaisir, etc.) Mais si tu fais A, tu ne (survivras
pas, ne seras pas en sécurité, n'auras pas de plaisir, etc.) ". Le site
Bibliothèque Psy fondé par Bernard Robinet donne aussi une excellent définition
de cette situation paradoxale : " On nomme double contrainte (double-bind) une
paire d’injonctions paradoxales consistant en une paire d’ordres explicites ou
implicites intimés à quelqu’un qui ne peut en satisfaire un sans violer
l’autre. To bind (bound) signifie " coller ", " accrocher " à deux ordres
impossibles à exécuter avec un troisième ordre qui interdit la désobéissance et
tout commentaire sur l’absurdité de cette situation d’ordre et de contre-ordre
dans l’unité de temps et de lieu. Sans cette troisième contrainte, ce ne serait
qu’un simple dilemme, avec une indécidabilité plus-ou-moins grande suivant
l’intensité des attracteurs.
La double contrainte existe seulement dans une relation d’autorité qui ordonne
un choix impossible et qui interdit tout commentaire sur l’absurdité de la
situation. Dans une situation d’indécidabilité, le dilemme est une nécessité de
choisir (Comme dans le Cid de Corneille où les aléas de la vie place le héros
face à un choix difficile), tandis que l’injonction paradoxale est une
obligation (un ordre) de choisir ". Cette pathologie de la communication "
sournoise " n'est pas réservée à des tribus lointaines ou des individus en
souffrance, elle concerne la société toute entière quand on tente de nous
contraindre à penser :
- " qu'il faut travailler plus longtemps alors que le taux d'emplois des
seniors est un des plus faibles d'Europe"
- " qu'il est préférable d'acheter " moins cher " des produits importés dans
des pays à bas coût de main d'oeuvre alors que simultanément ce choix contribue
à détruire nos emplois indsutriels. "
- " que les capitaux peuvent circuler librement sur la planète entière alors
que les contrôles sur les personnes ne font qu'augmenter. "
- " qu'il faut faire preuve d'éthique alors que de nombreux investisseurs
institutionnels et privés tirent la majorité de leurs profits de spéculations
effrénées. " A la lumière des théories de Gregory Bateson, on comprend que
cette inflation de paradoxes ne peut être sans conséquences sur le psychisme
des individus.