Corrado GIAQUINTO
(Molfetta, province de Bari, 1703-Naples, 1766),
Allégorie de la Paix et de la Justice, c.1753-54
Huile sur toile, 40,96 x 69,21 cm, Indianapolis, Museum of Art.
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Malgré le travail méritoire, dans les années 1990 et une partie des années 2000, du musicologue Dinko Fabris et du chef Antonio Florio, successivement relayé par les labels Symphonia et Opus 111, ayant abouti à la résurrection de musiciens plus ou moins totalement tombés dans l’oubli – les Provenzale, Vinci, Caresana et consorts –, on peine souvent à se représenter l’extraordinaire bouillonnement de la vie artistique, et, plus particulièrement, musicale, à Naples aux XVIIe et XVIIIe siècles. Le florilège récemment édité par Fuga Libera sous le titre A voi ritorno (Je vous reviens), qui réunit des œuvres instrumentales et vocales de trois importants compositeurs de la première moitié du XVIIIe siècle – Durante, Porpora, Leo – sous la baguette intelligente et informée de Giorgio Sasso, constitue une excellente introduction à cet univers.
Des trois musiciens documentés par cette anthologie, Nicola Antonio Porpora (Naples, 1686-1768, portrait anonyme ci-contre) est celui envers lequel, après une longue éclipse, le vent de la postérité semble tourner le plus favorablement, quand bien même ce ne serait, hélas, que pour servir de réservoir d’arias pour chanteuses en mal de répertoire virtuose. Compositeur et pédagogue ayant fait une carrière européenne entre Naples, Venise, Londres, Dresde et Vienne avant de revenir mourir pauvre et démodé dans sa ville natale, maître de Hasse, de Farinelli, de Haydn, Porpora est surtout connu pour ses opéras débordants de virtuosité (avec tout ce que celle-ci peut avoir de vain), mais qui révèlent également une science de la couleur, orchestrale comme vocale, extrêmement sûre. La cantate inédite Il Ritiro (La retraite) qui figure sur A voi ritorno exploite cette dernière qualité tout en favorisant une sobriété bienvenue de la ligne vocale. Ici, l’outrance théâtrale fait place à un raffinement parfaitement en phase avec la forme choisie – la cantate est avant tout destinée aux cercles connaisseurs de l’aristocratie – comme avec le sujet développé, celui de l’éloignement des vanités mondaines au sein d’une campagne évidemment idéalisée.L’opéra était aussi la grande affaire de Leonardo Leo (San Vito dei Normanni, province de Brindisi, 1694-Naples, 1744), mais c’est sa musique sacrée que l’on connaît surtout aujourd’hui, laquelle, solidement ancrée dans la tradition du siècle précédent, révèle un compositeur maîtrisant parfaitement l’usage tant du contrepoint que des élaborations polyphoniques sur cantus firmus. Il ne faut pas croire pour autant que Leo, comme on l’a souvent écrit, est un musicien passéiste ; les deux œuvres instrumentales (Concerto pour quatre violons en ré majeur et Sinfonia concertata pour violoncelle en ut mineur) et la cantate Vado dal piano al monte (Je vais par monts et par vaux), qui connaît ici son premier enregistrement, le montrent également très au fait des innovations de son temps, matérialisées par la primauté accordée à la mélodie sur une écriture plus savamment recherchée, une exigence de fluidité et de simplicité accrue. Leo fait talentueusement cohabiter ces nouveautés avec des éléments plus traditionnels, ainsi que l’attestent la présence de fugues dans les deux concertos.
On retrouve cette coexistence entre les deux manières chez Francesco Durante (Frattamaggiore, 1684-Naples, 1755, portrait anonyme ci-contre), contemporain et rival de Leo. Celui qui fut, pour beaucoup, le héraut du style « moderne », ainsi qu’un pédagogue respecté et le maître de Pergolesi, Paisiello et Piccinni, ne laisse pourtant aucune œuvre pour la scène, mais un legs important de musique sacrée où l’emprise du contrepoint, au demeurant impeccablement mis en œuvre, s’allège pour faire place à une manière empreinte de lyrisme et d’une vocalité toute opératique. Survivent aussi de la plume de Durante quelques œuvres instrumentales, dont de fameux Concerti a quartetto ressuscités en 1992 par le Concerto Köln dans une mémorable intégrale. Celui en mi mineur, que nous propose aujourd’hui A voi ritorno, est très représentatif de ce mélange d’ « ancien » et de « nouveau », avec son second mouvement fugué intitulé « Ricercar del quarto tono » que suit un tendre Largo proche, lui, du style galant.
À une époque où se multiplient des récitals inutiles uniquement destinés à faire reluire l’individualité des chanteurs, A voi ritorno prouve qu’il est encore possible, sous réserve d’être curieux et courageux, de produire des anthologies intelligentes qui proposent à l’auditeur des œuvres entières plutôt que des arias en ragoût. Il y a fort à parier, néanmoins, que ce disque ne fera pas l’unanimité, tant il prend des distances, à mon avis salutaires, avec la manière agitée, voire convulsive, dont maints ensembles assaisonnent la musique italienne. La direction sereine mais sans mollesse de Giorgio Sasso, pour lequel théâtre ne rime visiblement pas avec gesticulation, fait songer, par sa recherche de clarté et d’équilibre, à des chefs comme Antonio Florio ou Enrico Gatti. A la tête de l’Insieme Strumentale di Roma, qui déploie de très belles couleurs (mention spéciale pour le violoncelle de Diego Roncalli, si chaleureux dans la Sinfonia concertata de Leo) et fait preuve d’une réelle discipline d’ensemble, Giorgio Sasso démontre une qualité essentielle pour servir au mieux le répertoire baroque napolitain : la possibilité qu’il offre, en opérant un juste dosage entre dynamisme et pondération, au chant de s’épanouir dans toute sa plénitude. Les deux cantates du programme sont interprétées avec beaucoup de justesse et de sensualité par la soprano Raffaella Milanesi (photographie ci-dessus) qui apporte ce qu’il faut d’implication et de lyrisme pour que des textes qui, avouons-le, ne se démarquent pas des conventions propres au genre de la cantate pastorale, prennent vie et entraînent l’auditeur séduit vers ces solitudes champêtres où, loin du fracas héroïque des scènes d’opéra, les roses aux inoffensives épines des amours bucoliques et la douceur des humbles existences ont leur empire. En se gardant du piège de l’univocité, cet enregistrement très réussi permet à l’auditeur d’entendre, dans tous les sens du terme, la coexistence entre style « ancien » (contrapuntique) et « moderne » (galant) dans la Naples de la première moitié du XVIIIe siècle et les réponses apportées par trois compositeurs majeurs à cette problématique.
Par la cohérence de ses choix programmatiques et esthétiques, A voi ritorno s’impose donc comme une introduction assez idéale à l’univers de la musique napolitaine du Baroque tardif, dont, on ne le dira jamais assez, l’impact historique est autrement plus déterminant que celui de l’opéra vénitien contemporain dont les vivaldomaniaques nous rebattent quotidiennement les oreilles. On sait donc particulièrement gré à Giorgio Sasso et Raffaella Milanesi de nous en faire découvrir ou redécouvrir quelques paysages choisis avec une probité et une suavité qui emportent l’adhésion.A voi ritorno, cantates et concertos de Leonardo Leo (1694-1744), Nicola Porpora (1686-1768), Francesco Durante (1684-1755).
Raffaella Milanesi, soprano
Insieme Strumentale di Roma
Giorgio Sasso, violon & direction
1 CD [durée totale : 73’09”] Fuga Libera FUG 570. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Leonardo Leo : Sinfonia concertata pour violoncelle, cordes et basse continue en ut
mineur :
[I] Andante grazioso
2. Nicola Porpora : Il Ritiro, cantate à voix seule, cordes et basse continue :
Aria : « A voi ritorno »
3. Leonardo Leo : Vado dal piano al monte, cantate à voix seule, cordes et basse
continue :
Aria : « Se a me non torni »
4. Francesco Durante : Concerto en mi mineur pour cordes et basse continue :
[IV] Presto
La photographie de Raffaella Milanesi est de Mirco Palazzi.