Au début de la lecture, je trouvais que c'était bien, sans plus. Mais par la suite, quand arrive Nina, journaliste qui se démarque complètement des autres non seulement parce que c'est une femme mais surtout parce qu'elle a lu tous les livres du Nobel, j'ai donné raison à ceux qui trouvent ce roman très bien.
Je reprends pour ceux qui ne connaissent pas. Prétextat Tach est Prix Nobel de Littérature. C'est donc un auteur célèbre, ayant publié 22 romans (un peu comme Amélie Nothomb à ce jour). Physiquement, il est obèse au point de ne plus pouvoir se mouvoir sans aide. A quatre-vinft-trois ans, il apprend qu'il est atteint d'une maladie incurable. On ne lui donne plus que deux mois à vivre. Cette nouvelle déclenche un engouement médiatique compréhensible : sachant qu'il va bientôt disparaître, les journalistes veulent obtenir une dernière interview, mettre en lumière une face cachée u célébrissime auteur... Mais ils sont triés sur le volet. En outre Prétextat Tach s'amuse à les faire tourner en bourrique : ils s'enfuient tous de chez lui quand ce n'est pas lui-même qui les chasse, exaspéré. Notre homme est un mysanthrope qui n'a pas sa langue dans la poche et en use et en abuse pour mettre à mal ses interlocuteurs. Ceux-ci se laissent bouffer cru, à la grande joie du Nobel qui rit sous cape. Il pense que personne n'a suffisamment de répondant pour lui tenir tête, surtout pas une femme, ces êtres inférieurs, superficiels. Or arrive Nina, une femme justement. Avec elle, les choses prennent une autre tournure. Prétextat ne mène plus la danse, car la journaliste a une arme redoutable : elle connaît son oeuvre sur le bout des doigts et sait comment cuisiner son homme. Le lecteur devient spectateur d'un face à face exquis, les protagonistes se livrent à un jeu de répliques soutenu. Qui aura le dernier mot ?
Une petite mise en bouche (Prétextat Tach a encore en face de lui, l'un de ces journalistes qui se sont contentés de lire tout ce qu'ils pouvaient sur le Nobel, sans prendre la peine de le lire vraiment, c'est-à-dire de lire ses oeuvres) :
- [...] Au fond, c'est peut-être là aussi l'explication de mon extraordinaire succès : si je suis célèbre, cher monsieur, , c'est parce que personne ne me lit.- Paradoxal !- Au contraire : si ces pauvres gens avaient essayé de me lire, ils m'auraient pris en grippe et, pour se venger de l'effort que je leur aurai coûté, ils m'auraient jeté aux oubliettes. Alors qu'en ne me lisant pas, ils me trouvent reposant et donc sympathique et digne de succès.- Voici un raisonnement extraordinaire.- Mais irréfutable. Tenez, prenons Homère : en voilà un qui n'a jamais été aussi célèbre. Or, vous en connaissez beaucoup, de vrais lecteurs de la vraie Iliade et de la vraie Odyssée ? Une poignée de philologues chauves, voilà tout - car vous n'allez quand même pas qualifier de lecteurs les rares lycéens endormis qui anônnent encore Homère sur les bancs de l'école en ne pensant qu'à Dépêche Mode ou au sida. Et c'est précisément pour cette excellente raison qu'Homère est la référence ?- A supposer que ce soit vrai, vous trouvez cette raison excellente ? Ne serait-elle pas plutôt navrante ?- Excellente, je maintiens. N'est-il pas réconfortant, pour un vrai, un pur, un grand, un génial écrivain comme moi, de savoir que personne ne me lit ? Que personne ne souille de son regard trivial les beautés auxquelles j'ai donné naissance, dans le secret de mes tréfonds et de ma solitude ?- Pour éviter ce regard trivial, n'eût-il pas été plus simple de ne pas vous faire éditer du tout ?- Trop facile. Non, voyez-vous, le sommet du raffinement, c'est de vendre des millions d'exemplaires et de ne pas être lu.[...]- Au fond, ce prix Nobel de littérature ne démentirait-il pas votre théorie ? Ne supposerait-il pas qu'au moins le jury du Nobel vous ait lu ?- Rien n'est moins sûr. Mais pour le cas où les jurés m'auraient lu, croyez bien que ça ne change rien à ma théorie. Il y a tant de gens qui poussent la sophistication jusqu'à lire sans lire. Comme des hommesègrenouilles, ils traversent les livres sans prendre une groutte d'eau.- Oui, vous en aviez parlé au cours d'une entrevue.- Ce sont les lecteurs-grenouilles. Ils forment l'immense majorité des lecteurs humains, et pourtant je n'ai découvert leur existence que très tard. Je suis d'une telle naïveté. Je pensais que tout le monde lisait comme moi ; moi, je lis comme je mlanghe : ça ne signifie pas seulement que j'en ai besoin, ça signifie surtout que ça entre dans mes composantes et que ça les modifie.
Et vous, êtes-vous un lecteur-grenouille ou un lecteur-mangeur ?
Amélie Nothomb, Hygiène de l'assassin, Albin Michel, collection Points, 1992, 190 pages.