Depuis le temps que ça me démangeait… L’autre jour, je me livrais rageusement à une activité du plus haut intérêt physiologique : un curage de nez en règle, comme tous les lundis matins. En effet, il s’agit de démarrer la semaine dans les meilleures conditions, en dégageant mes voies respiratoires encrassées par six siestes dominicales. Tout à coup, bilou, bilou, bilou, le téléphone sonne. Moi, vous me connaissez… S’il y a bien un truc dont j’ai horreur, c’est qu’on me dérange quand je suis en train de me gratter le nez. J’ai décroché, mais j’ai tout de suite senti que ça allait barder pour le matricule de l’impudent responsable de cette faute de goût.
«Bonjour M. Ted, ici, François Fauxderche, directeur de l’agence bancaire Saint-Sulpice du Crédit Marsupial, vous allez bien ?» J’ai eu une inspiration subite. Je me suis dit que le Fauxderche en question allait payer pour les autres. Ceux que j'essaie de joindre en vain, qui se planquent, et qui me balancent à la place pendant des heures leurs paroles lénifiantes et robotisées dans les oreilles. Ni une, ni deux, j’ai pris ma voix la plus monocorde possible et j’ai énoncé, en fermant les yeux et en respirant à fond : «Pour obtenir des informations commerciales… Tapez 1. Pour obtenir des informations techniques… Tapez 2. Pour parler directement à Ted, tapez 9…».
Bon, le truc, je vous le dit : pour que ça fasse vrai, il faut dire très vite «Tapez 1», «Tapez 2», etc. Beaucoup plus vite que la proposition qui précède. Essayez, vous allez voir. Dites : «Pour obtenir des informations commerciales… Tapez 1». On s’y croit tout de suite, n’est-ce pas ? C’est éclatant, je trouve. Ça demande de l’entraînement, c’est une tannée. Mais bon, une fois qu’on a pris le pli, ça vient tout seul. Et ça fait toujours son petit effet.
Au bout du fil, l’interrupteur de crotte de nez a eu un moment de flottement. «Oui, euh, bon, Monsieur, je me permets de vous appeler car je constate que votre compte présente actuellement un découvert de 2500€. Je voulais savoir ce que vous comptez faire pour mettre fin à cette situation car votre autorisation…». J’ai stoppé tout net sa logorrhée au beurre blanc. Ce gars-là se croit malin de venir me taper sur les nerfs tous les trois quatre matins pour de sordides histoires d’argent, dont on s’est déjà expliqué à maintes pénibles reprises. Si mon compte est à découvert, c’est que je n’ai pas un radis, point barre ! Ce n’est pas plus compliqué que ça. Je ne les ponds pas, moi, les euros ! Je lui ai dit cent fois, il n’a pas l’air de saisir. J’ai donc repris, de ma voix de fausset : «Désolé, je n’ai pas compris votre choix. Pour obtenir des informations commerciales… Tapez 1. Pour obtenir des informations techniques… Tapez 2. Pour parler directement à Ted… Tapez 9…» Toujours en accélérant les «Tapez… ».
Ça l’a un peu décontenancé. Et puis il s’est repris, avec un ton pincé et un léger frisson de colère dans la voix : «Monsieur, vous prenez ça avec humour, c’est parfait. Mais je vous rappelle que vous vous étiez engagé à revenir dans votre autorisation cette semaine. Je suis maintenant obligé de vous avertir : si vous n’approvisionnez pas votre compte sous 24 heures, je me verrai contraint de…». L’animal se tortillait au bout du fil comme un asticot dans une cuillère de vinaigre balsamique. Je l’ai interrompu à nouveau : «Afin d’améliorer en permanence la qualité de nos services, cette conservation est susceptible d’être enregistrée. Vous pouvez refuser cet enregistrement en le signalant à notre conseiller…»
Alors là, justement, mon conseiller a changé de ton : «Monsieur, je vous demande une dernière fois quand comptez-vous alimenter votre compte ?». Je le tenais bien ferré, j’ai tiré un coup sec : «Savez-vous que vous pouvez obtenir toutes vos réponses en consultant notre site internet www.tde.fr ? Pensez-y, c’est gratuit !». Il a raccroché, vexé comme un pou qui rentre chez lui et trouve sa femelle au lit avec trois morpions de Christophe Rocancourt. J’ai fait aussi sec un rappel automatique. Je suis tombé sur mon conseiller, qui devait déjà être en train de me coller des frais de gestion à tour de bras. Il avait retrouvé sa belle voix commerciale : «François Fauxderche, bonjour !». Moi, j’ai repris ma voix agaçante (celle que j’ai quand on me les brise menu, en fait) : «Pour reprendre la conversation interrompue par un problème technique… Tapez 1… Pour une autre demande… Tapez 2». Ça m’a coûté un bras en frais bancaires, cette petite plaisanterie. Mais ça m’a fait un bien fou. J’aime vraiment ça, péter les plomb mais de façon surprenante. Et quand on aime, on ne compte pas.