« Pour nous, il n’y a pas de politique sans morale. Quand on fait de la politique, bien entendu, c’est pour gagner, mais pas à n’importe quel prix. C’est-à-dire qu’il y a des moyens, des compromissions, des alliances qui permettent peut-être de remporter un succès électoral, mais on y perd sa dignité. » (6 septembre 1983)
Dimanche prochain, le 4 juillet 2010, Bernard Stasi, tu
vas avoir 80 ans. C’est l’âge des vieillards et pourtant, j’ai beaucoup de mal à t’imaginer comme une "personne âgée".
Tu es, avec Raymond Barre,
l’une des personnalités politiques qui a solidement structuré mes convictions politiques.
Tu n’es jamais avare de ton temps, de ta pédagogie, de ton empathie, quand il s’agit d’expliquer, d’argumenter, de convaincre, d’écouter.
Ta foi et ta conviction, tu l’as prouvé, sont toujours passées avant ton ambition et les honneurs. C’est d’ailleurs dommage. Quelques mois seulement
ministre à l’âge de quarante-deux ans sous Georges Pompidou et rien sous Valéry
Giscard d’Estaing, rien sous François Mitterrand malgré ta
nature propre au consensus, rien sous Jacques Chirac malgré une amitié de
plus de trente ans. Enfin, pas vraiment "rien"…
Je t’ai rencontré pour la première fois en 1988 en Bretagne et j’ai eu l’occasion de te revoir assez souvent à l’occasion de plusieurs universités
politiques. Toujours très disponible, d’un esprit vif et d’une approche directe qui peut parfois étonner, tu as eu le courage de rester en accord avec tes idées indépendamment de toute
contingence électorale.
Nous t’avions invité à la faculté de droit de Nancy un soir de 1990, année extraordinaire car sans aucune élection, même intermédiaire, et donc,
propre à la réflexion et au débat politique. C’était une table ronde animée par Jean-François Kahn pour discuter avec un public étudiant sur un thème quasi-provocateur : "L’immigration, une chance pour l’Europe ?" avec un point
d’interrogation très important pour éviter les malentendus. Nous avions dû faire appel à un service d’ordre car certains jeunes "musclés" souhaitaient participer au débat d’une manière très
"physique". J’ai pu mesurer à quel point tu étais populaire parmi les jeunes socialistes.
Une conscience de "gauche" au sein de la "droite"
D’origine italienne, espagnole, corse et cubaine, et né à Reims, tu as demandé toi-même la nationalité française à 18 ans et tu sais donc ce qu’est
l’immigration et la richesse que cela peut apporter à un pays (les Américains le savent bien).
Ta conscience politique a "surgi" en 1942 avec les lois antisémites : « Lorsque
j’ai vu arriver en classe l’un de mes camarades avec une étoile jaune, nous avons confectionné des étoiles jaunes en papier et nous avons, avec lui, défilé dans les rues de Reims tout un
après-midi. »
Tu es devenu un passionné de la politique deux années plus tard et tu imaginais déjà une France pacifiée dans une Europe unie. Ton engagement au sein
des centristes paraissait suspect pour un garçon très agité face aux injustices : « Mes amis centristes me prenaient pour un
gauchiste ! »
Après avoir été interrogé par un universitaire, un certain Georges Pompidou, à ton grand oral de l’ENA en 1959, de la même promotion que Jacques
Chirac, bien placé, tu te retrouvas chef de cabinet du préfet d’Alger à la nuit des barricades, le 20 janvier 1960 : « J’étais
au cœur de la manifestation et j’ai couru à toute allure pour prévenir de préfet de la gravité des événements. La République était en danger et toute la partie de notre promotion présente s’est
retrouvée dans mon bureau où nous avons voté à l’unanimité une motion de soutien au général De Gaulle. »
Fana de football (et joueur), tu as mis en place en Algérie une équipe de football et après l’indépendance, tu as eu l’idée, avec ton ministre de tutelle (Maurice Herzog, Ministre de la Jeunesse
et des Sports), de rapprocher la jeunesse de France et celle d’Algérie et pour cela, tu as rencontré le ministre homologue algérien… un certain Bouteflika : « Je lui ai fait visiter la ville et tous les lieux
agréables de Paris. ».
Des débuts en politique prometteurs
À presque 38 ans (en 1968), tu as conquis ton premier mandat de député que tu as réussi à renouveler jusqu’en 1993 où, malgré un soutien indéfectible
de Jacques Chirac, tu es battu par Philippe Martin, un RPR souverainiste soutenu également par le FN qui est parvenu à rallier des électeurs champenois mécontents de tes escapades de politique
internationale : « Stasi s’intéresse plus à Sarajevo qu’à nos vignobles. ». Un mandat de parlementaire européen t’échut alors en 1994 sur la liste électorale de Dominique Baudis (jusqu’en 1998 où tu as démissionné).
Mars 1993, un échec électoral un peu similaire à l’échec des municipales à Épernay en mars 1977 où tu étais pourtant maire sortant (tu as été réélu
cependant en 1983 et tu y restas jusqu’en 2000).
Tu t’es également beaucoup investi pour la Champagne-Ardenne en présidant le Conseil régional de 1981 à 1988.
Tu n’as eu qu’une seule nomination ministérielle, au gouvernement de Pierre Messmer du 5 avril 1973 au 12 février 1974, chargé des DOM-TOM. Faisant partie des centristes pompidoliens sous le sillage de Jacques
Duhamel, tu traversas le septennat de Valéry Giscard d’Estaing comme une disgrâce malgré la réunification des centristes le 23 mai 1976 sous la houlette du Centre des démocrates sociaux (CDS) et
malgré la fondation de l’Union pour la démocratie française (UDF) le
1er février 1978.
Tu avais réussi à ramener une vingtaine de députés centristes vers le vote en faveur de l’abolition de la peine de mort en septembre 1981.
En juin 1982, pour la succession de Jean Lecanuet, tu t’es confronté à la candidature de Pierre Méhaignerie et tu as été battu après une "défaillance" de Jacques Barrot. J’avais suivi à l’époque le "duel" et j’avais regretté ton échec qui aurait apporté aux centristes leur "âme" et leur indépendance face à un Jacques
Chirac tout puissant et à un RPR arrogant dans l’opposition.
Le résistant au "tonnerre de Dreux"
Avant tout, tu es l’honneur de la classe politique. Tu as immédiatement refusé l’alliance avec le Front national établie pour combattre une liste
socialo-communiste. Tu as déclaré avec fermeté, le 6 septembre
1983 : « Pour nous, il n’y a pas de politique sans morale. Quand on fait de la politique, bien entendu, c’est pour gagner, mais
pas à n’importe quel prix. C’est-à-dire qu’il y a des moyens, des compromissions, des alliances qui permettent peut-être de remporter un succès électoral, mais on y perd sa dignité. Alors, moi,
j’approuve la position de ceux de nos amis du CDS qui à Dreux ont su avec courage dire non. ». Président du CDS, Pierre Méhaignerie
avait en effet refusé cette alliance.
Tu as été, avec Simone Veil (qui a dit le 5 septembre 1983 sur Antenne
2 : « Si je devais voter à Dreux au second tour, je m’abstiendrais. »), parmi ceux qui ont considérablement influencé la position hésitante de Jacques Chirac, président du
RPR alors qu’il était entouré de personnalités qui, à l’instar de Charles
Pasqua, se seraient accommodées d’une alliance électorale uniquement pour gagner.
Le 4 septembre 1983, c’était le "tonnerre de Dreux", le tout début du phénomène Le
Pen où la liste de son parti, le Front national, menée par son secrétaire général Jean-Pierre Stirbois (tendance dure), a obtenu 18% des voix au premier tour. Un succès qui se
traduisit par une alliance au second tour avec la liste RPR-UDF menée par le RPR Jean Hieaux, qui gagna la mairie (et fut réélu en 1989 sans alliance avec le FN) contre la maire PS sortante
Françoise Gaspard.
Comme beaucoup de parlementaires RPR (notamment Claude Labbé et Robert-André Vivien), Jean Hieaux avait justifié cette alliance comme de circonstance et, avant de mourir le 26 février 2010, avait déclaré dans "L’Écho républicain" qu’il condamnait
certains propos que Jean-Marie Le Pen avait prononcés après cette élection.
Quant à Jacques Chirac, il a reconnu dans ses récentes mémoires
(publiées en fin 2009) : « J’ai laissé, sans m’y opposer, la droite locale faire alliance au second tour avec le candidat du parti de Le Pen et remporter l’élection dans ces
conditions. Je n’ai mesuré qu’après coup la gravité de ce qui venait de se produire. ».
En 1984, au siège de "La Croix", tu as été la seule personnalité de l’époque à avoir eu le courage d’affronter Jean-Marie Le Pen dans un débat
politique. Tu étais alors la bête noire du président du FN parce que ton dernier livre portait sur l’immigration.
Le 1er avril 1990, et ce n’était
pas un poisson d’avril, alors que Jean-Marie Le Pen se moquait de ton patronyme au congrès du FN à
Nice, tu as réaffirmé avec force devant Charles Pasqua, Édouard
Balladur, Jacques Chirac et Valéry Giscard d’Estaing, réunis à Villepinte aux États généraux de l’opposition sur la politique d’immigration : « Ce n’est pas en nous alignant sur
le Front national que nous gagnerons ses électeurs… Restons donc sur le terrain de nos valeurs. » (ces manisfestations sur le projet politique de l'UDF et
du RPR étaitent organisées conjointement par Nicolas Sarkozy et François Bayrou).
En 1986, tu n’as pas fait partie de l’équipe du premier gouvernement de la cohabitation et tu as raté aussi le tour avec Édouard Balladur en 1993 en
raison de ton malheureux échec dans ta circonscription.
Entre temps, tu as refusé de suivre Jean-Marie Rausch, Bruno Durieux et Jean-Pierre Soissons dans l’appel à l’ouverture de Michel Rocard, car tu considérais que ce n’était que des débauchages individuels
alors qu’il aurait fallu selon toi un contrat de gouvernement clair entre le PS et le CDS.
Cela ne t’as pas empêché de voter avec le gouvernement socialiste (de Pierre Bérégovoy) lorsqu’il s’agissait de ratifier le Traité de Maastricht, au
contraire de Philippe Séguin : « Nous sommes favorables à la ratification des accords de Maastricht, et nous voterons sans états d’âme la révision
constitutionnelle. » (disais-tu le 5 mai 1992).
Maître en valeurs républicaines
Président de la République, Jacques Chirac te nomma en 1998 Médiateur de la République (jusqu’en 2004), un poste qui te convenait parfaitement, toi,
le consensuel : « Je n’aime pas faire de mal aux gens. ». Tu as
décentralisé ta fonction en créant partout dans les quartiers des délégués du médiateur.
Tu as cumulé cette fonction avec la présidence de l’importante Commission sur la laïcité où tu avouais : « Si nous avions voté le premier jour, nous nous serions sûrement prononcés contre le principe d’une loi interdisant les signes religieux à
l’école. Mais, après les 104 auditions, nous avons changé d’avis. Nous sommes en effet persuadés que
des groupes islamistes veulent s’en prendre à la République, qu’ils testent sa résistance et mesurent jusqu‚où ils peuvent aller. »
En effet, c’est le 3 juillet 2003 que Jacques Chirac te chargea de réfléchir sur le principe de laïcité dans la République en ces termes :
« La France est une République laïque. Cette règle solennellement affirmée par notre Constitution est le fruit d’une longue tradition
historique. Elle s’est imposée comme une garantie de neutralité des pouvoirs publics et de respect des croyances. Elle s’est profondément enracinée dans nos institutions avec la loi du 9 décembre
1905, qui a séparé les Églises et l’État. »
Parmi les membres de ta commission, il y avait, entre autres, René Rémond, Raymond Soubie, Nicole Guedj, Régis Debray et Michel Delebarre, et ensemble, vous avez auditionné de très nombreuses personnalités
comme (entre autres) François Hollande, François Fillon, François Bayrou, Mgr Jean-Marie Lustiger , Nicolas
Sarkozy, Alain Juppé, Fadela Amara, Jean-Pierre Kahane (le successeur d’Évry Schatzman à l’Union rationaliste) ou encore Aziz Sahiri, Gérard Benhamou
et François Gaspard (l’ancienne maire de Dreux).
Tu as sans doute été un peu déçu que le Président de la République n’ait retenu que cette loi n°2004-228 du 15 mars 2004 "encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une
appartenance religieuses dans les écoles, collèges et lycées publics" qui impose à partir de la rentrée scolaire 2004 cette disposition : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance
religieuse est interdit. »
Dans le rapport que tu avais remis
à Jacques Chirac le 11 décembre 2003, tu avais effectivement insisté également sur la nécessité de rendre l’État encore un peu plus neutre vis-à-vis des religions que maintenant, par
exemple en tenant compte des fêtes religieuses de Kippour et de l’Aïd el-Kebir, en recrutant des aumôniers musulmans dans l’armée et les prisons mais aussi en interdisant de récuser du personnel
soignant dans les hôpitaux et en obligeant la mixité dans les lieux publics (comme dans les équipements publics sportifs, allusion aux horaires spécifiques des piscines lilloises acceptés par sa
maire, Martine Aubry).
Tu avais introduit ces propositions par un texte très lucide : « Oui, des groupes
extrémistes sont à l’œuvre dans notre pays pour tester la résistance de la République et pour pousser certains jeunes à rejeter la France et ses valeurs. La conjoncture internationale, et
particulièrement, le conflit du Proche-Orient, contribue aussi à aggraver la tension et à provoquer des affrontements dans certaines de nos villes. Dans ce contexte-là, il est naturel que
beaucoup de nos concitoyens appellent de leurs vœux la restauration de l’autorité républicaine et tout particulièrement à l’école. »
Ce rapport faisait état aussi de l’inquiétante montée d’un nouvel antisémitisme : « En 2002, (…) près de 200 actes et plus de 730 menaces antisémites ont été recensés par le Ministère de l’Intérieur. » ajoutant : « Le contenu des cours est parfois contesté quand est abordée l’histoire de la
communauté juive, à tel point que l’enseignement de la Shoah en devient impossible. (…) Dans ce contexte, les demandes d’inscriptions dans les écoles confessionnelles juives et catholiques ont
été en nette augmentation à la rentrée scolaire 2003. »
Et il concluait sur des propos pleins de sagesse : « L’enjeu est aujourd’hui de
ménager leur place à de nouvelles religions tout en réussissant l’intégration et en luttant contre les instrumentalisations politico-religieuses. Il s’agit de concilier l’unité nationale et le
respect de la diversité. La laïcité, parce qu’elle permet d’assurer une vie commune, prend une nouvelle actualité. (…) La laïcité n’est pas qu’une règle du jeu institutionnel, c’est un valeur
fondatrice du pacte républicain permettant de concilier un vivre ensemble et le pluralisme, la diversité. »
En début 2005, tout te destinait, après ta mission de Médiateur de la République, à occuper la première présidence de la Haute Autorité contre les
discriminations et pour l’égalité (HALDE) dont tu avais préparé les textes et la philosophie. Finalement, ce fut Louis Schweitzer, récemment remplacé par Jeannette Bougrab, fonction qui, probablement, fusionnera avec le nouveau
Défenseur des droits (évolution de la fonction de Médiateur de la République dans la réforme des institutions de juillet 2008).
Centriste toujours
Le 3 avril 2007 dans une tribune au journal "Le Monde", tu restais fidèle au principe d’une force politique centriste autonome tel que le concevait François Bayrou pendant sa campagne
présidentielle :
« Seul aujourd'hui un candidat propose aux Français cette recherche d'une majorité de convictions, c'est
François Bayrou.
Les Français ne sauraient accepter une démarche d'affrontement, une logique de rapport de force, à l'heure où, tous
ensemble, les responsables politiques ont l'impérieux devoir de les réconcilier avec l'idée d'une France tolérante, attachée à sa diversité, et européenne.
C'est cette démarche de réconciliation nationale et cette quête de majorité de convictions qui donneront au nouveau
président de la République toute sa légitimité.
Depuis Pierre Mendès France, avec Jean Lecanuet, Jacques Delors, Raymond Barre et Valéry Giscard d'Estaing, la
France a toujours cherché celui qui incarnerait cette voie. Aujourd'hui, c'est François Bayrou. ».
Patriote exigeant
Ton ancien camarade de collège, Hervé Bourges, a résumé ton engagement dans ses mémoires ("De mémoire d’éléphants", éd. Grasset) avec ces
mots : « En réalité, au-delà de l’apparence, voire de la caricature, Bernard Stasi se révélait comme un homme de conviction,
ouvert au dialogue, fidèle en amitié. Il se montra un patriote exigeant pour lui-même, pour les autres, pour son pays dont il refuse tout à la fois le repli frileux aussi bien que la tentation du
communautarisme. »
Un patriote ouvert et tolérant, fidèle aux valeurs de la République, c’est aussi ainsi que je te perçois. Loin de tous les reniements, tu es attaché à tout ce que tu as toujours soutenu en
politique.
Joyeux anniversaire, Bernard !
Merci de ton engagement et longue vie à toi, au service de la France !
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (2 juillet 2010)
Pour aller plus loin :
Portrait de Bernard Stasi dans "La Croix" (7 janvier 2005).
Merci Bernard Stasi ! (4 avril
2007)
Réaction de Bernard Stasi face à l’alliance
RPR-FN à Dreux (6 septembre 1983).
Rapport de la Commission Stasi sur la laïcité
(11 décembre 2003).
Des vidéos de Bernard Stasi (de 1981 à
1992).
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/bon-anniversaire-bernard-stasi-77848