LES GRANDES MANOEUVRES
En dehors de mes errances bucoliques de ces deux dernières semaines, j’ai retravaillé le scénario dans tous ses moindres détails. Ce qui est frustrant quand on autoproduit un film avec peu de moyen, est qu’il faut toujours penser en terme de temps et de faisabilité. Non seulement on ne peut pas tout se permettre, mais il n’y a pas énormément de choses que l’on puisse se permettre. Tout repose donc sur la puissance de l’histoire que l’on raconte et sur la créativité, ce qui n’est finalement pas si mal. Le manque de moyen force l’imagination à trouver les meilleures idées possibles plutôt que de sombrer dans la facilité. On a vu beaucoup de réalisateurs très talentueux à leur début, perdre de plus en plus d’originalité au fur et à mesure qu’augmentaient les moyens dont ils disposaient. Mais bon, ne soyons pas hypocrites non plus, de l’argent serait bienvenue pour nous permettre de réaliser le film dans de bonne conditions, sans avoir à se presser et sans avoir à faire de concessions scénaristiques difficiles faute de temps pour tout tourner. Je sais déjà pertinemment que sur tout ce que j’ai écrit, des scènes et des personnages vont devoir être enlevés, alors que j’ai pourtant essayé de ne jamais compliquer les choses.
Je vois un scénario abouti comme un équilibre parfait, ou comme une partition, où le moindre détail, la moindre scène, le moindre personnage, a son importance. Enlever ne serait-ce qu’un détail revient à rompre cet équilibre. Il faudrait alors parvenir à rééquilibrer sans avoir entamé l’intérêt et l’intensité de l’histoire. Plus facile à dire qu’à faire je vous l’accorde, mais c’est la loi du système D.
Pendant que je travaillais sur le scénario j’ai rencontré Kozué par trois fois afin que l’on apprenne à mieux se connaître. D’une part, en raison de toutes les scènes que l’on va avoir à jouer ensemble et où l’on risque d’être plus que proches… D’autre part, pour discuter du scénario, des personnages et retravailler certains éléments. Elle m’a donné plusieurs très bonnes idées de scènes pour nos personnages. J’aime quand un acteur s’implique autant dans son rôle et dans le scénario, qu’il puisse me proposer des idées de scènes en totale adéquation avec l’esprit du film que j’ai dans la tête. J’ai appris au court des différents films que j’ai réalisés, que l’implication et le sérieux d’un acteur étaient fondamentaux sous peine de grandes pertes de temps. Et puis le travail d’un réalisateur est de transférer ce qu’il a dans la tête vers un monde tangible, et il faut pour cela qu’il travaille avec des personnes réceptives et passionnées. Enfin je vois un tournage comme une famille où l’on est tous dans le même bateau et où il faut que l’on souhaite tous aller dans la même direction. Chaque réalisateur à son bateau personnel et ses règles à bord. Moi tout ce que je demande est de ne pas monter par hasard dans le mien mais par volonté d’appartenir à un certain univers. Mégalomanie ? Je pense que tous les réalisateurs souhaitent la même chose. Alors, tous les réalisateurs sont-ils mégalomanes ? Certainement !
Avant de commencer un tournage, j’aime filmer mes acteurs simplement, tandis qu’ils discutent de choses et d’autres, histoire d’avoir une première approche de leur image sur la caméra. Pour moi on ne filme pas tout le monde de la même façon. Il faut s’adapter au visage de la personne, placer la caméra selon l’impression que l’on veut donner. On peut véritablement enlaidir ou embellir une personne rien qu’en changeant d’angle de vue. C’est un cruel pouvoir entre les mains du réalisateur que je suis. J’ai donc emmené ma caméra lors d’une rencontre avec Kozué. En l’attendant à Shinjuku j’en ai profité pour filmer quelques scènes de foules qui pourraient me servir à l’avenir. Une autre scène m’a intéressé particulièrement mais je n’ai pas souhaité la filmer, peut-être par pudeur. Sur une petite place en contrebas de l’écran de télé géant d’Alta (c’est tout de même affreux de poursuivre les gens pour les lobotomiser jusque dans la rue et ainsi leur enlever ce rare moment où ils peuvent penser par eux même) de nombreux SDF dormaient sur place tandis que des agents d’entretiens lavaient et récuraient le sol à grands coups de jet d’eau, se rapprochant inéluctablement des sans logis et les forçant à se déloger avec l’assurance qu’ils reviendraient quelques heures plus tard. En même temps, où est-ce qu’ils iraient ?
Après avoir retrouvé Kozué et avoir pas mal discuté du scénario, un ami à elle Daisuké, également acteur et avec qui il est question de travailler, nous a rejoint. J’en ai profité pour les filmer tous les deux ; ils ont parfaitement joué le jeu et ont ignoré la caméra, ce qui m’a permis de les observer chacun à leur tour (et également ensemble) à travers l’œil de la seule réalité que je connaisse, celle de la caméra. J’observe à la fois les caractéristiques physiques et leur « atmosphère » personnelle tel un voyeur cherchant à faire un scan de l’âme. Ce qui ressort définitivement chez Kozué sont ses grands yeux tristes et sa bouche extrêmement sensuelle. C’est une femme de forte personnalité, très joyeuse, une part d’ombre et de fragilité intérieure qu’elle empêche de remonter à la surface. Quand à Daisuké il est à l’opposé. EN apparence, il fait un peu timide et pas forcément très sûr de lui, mais le personnage est bien plus confiant et bien plus original que ce qu’il veut bien laisser paraître en cette première rencontre avec l’étrange gaijin que je suis.
Pendant ce temps, quelque part en France (à Lyon plus exactement), lors de la cérémonie de clôture du festival Asiexpo, Toda reçoit sous un tonnerre d’applaudissements les deux plus grands prix de ce festival pour son film Sky in December : Le grand prix du public et Le 1er prix de la catégorie New Asian Cinéma, passant même devant le réalisateur japonais pourtant très connu : Sono Sion. C’est une grande victoire pour le cinéma indépendant et pour la carrière de Toda qu’il mène tambour battant depuis 30 ans avec une certaine humilité. Il faut rappeler également que pour ce même film Toda a obtenu le prix du meilleur réalisateur pour un long-métrage au Festival International du Film Indépendant de New York. Et je peux vous dire en toute objectivité que ces prix sont mérités : j’avoue ne pas aimer tous les films de Toda (comme il aime certains de mes films et d’autres non), mais avec Sky in December il a atteint un tournant dans sa carrière. D’ailleurs, je vous recommande Snow in Spring, un de ses précédents films qui vient d’être édité en DVD ; vous pouvez le commander sur le site du festival Asiexpo (http://www.asiexpo.com/).
Toda et moi continuons à mener un certain parallèle dans nos vies car au moment de la sortie de son premier film en DVD, est sorti mon film Conte Rouge, édité par la société anglaise Undergroundfilms. C’est aussi la première fois qu’une de mes œuvres est distribuée, donc une certaine reconnaissance qui m’apporte un soutien moral après avoir accumulé les non sélections en festivals. J’avoue qu’Internet y est pour beaucoup, car c’est en voyant le film par hasard sur Youtube que la société de distribution m’a contacté. C’est aussi via Internet que j’ai rencontré mon audience, des gens qui m’ont donné la force et la foi de continuer d’avancer. Si je n’avais compté que sur les festivals, à l’heure actuelle j’aurais certainement tout abandonné pour me consacrer à l’élevage des fourmis rouges au fin fond de la forêt amazonienne. Si vous souhaitez donner un coup de pouce au cinéma underground, voici le site de la boite de distribution où vous pouvez commander leur DVD : http://www.undergroundfilms.co.uk/ (Conte Rouge se trouve dans Underground Shorts Vol.3).
Mais revenons au Japon et à Shinjuku. Il fait nuit et en attendant Kozué j’observe plusieurs hommes au style cheveux longs coiffés comme une crinière de lion et décoloré façon orange pisseux. Ils sont vêtus de costumes branchés et abordent sans cesse les jolies filles, principalement celles qui portent des jupes. Quand Kozué arrive, elle me dit qu’ils tentent d’embaucher (ou d’embobiner) les filles pour les faire travailler dans des bars à hôtesses. Déjà que leur look m’écoeurait là ils me donnent encore plus envie de dégueuler. On en croise à la pelle, harcelant toutes les filles qui passent. Certaines rigolent, d’autres les ignorent et essayent de marcher le plus vite possible. Kozué et moi repérons un petit restaurant spécialisé dans le caré raisu (sorte de riz au curry). On traverse la rue. Arrivent deux filles suivis par 3 lionceaux (leur look ridicule ne leur donne pas le droit au titre de lion malgré leur recherche de proies et leurs attaques incessantes). Deux d’entre eux marchent derrière les filles, le troisième à leur hauteur, insistant lourdement pour leur proposer son sale travail. Je dévie un zest ma trajectoire et malencontreusement lui rentre dedans. Je m’excuse platement, tout en lui maintenant l’épaule d’une main ferme l’espace d’une seconde. Les deux proies s’en vont et les bêtes n’ont plus qu’à abandonner. Retenant leur colère, stoïques, ils n’ont plus qu’à repartir vers d’autres proies. Qu’est-ce que j’espérais ? Qu’ils aient une illumination ? Qu’il comprennent qu’ils sont des connards de premier ordre ?
Dans le restaurant on me propose 6 niveaux d’intensité pour le caré raisu. Prudent, je demande le niveau 3 mais même malgré ça j’ai la bouche en feu… en fait j’ai plus vraiment de bouche et plus de goût non plus. A côté de nous un type se met à souffler très fort à la manière de Gérard Jugnot dans Les Bronzés font du ski. C’est aussi ça le Japon. Kozué et moi discutons du tournage à venir. Notre principale inquiétude est que Toda ne va disposer que de deux jours avant le tournage pour trouver tous les lieux et tous les seconds rôles nécessaires au film. J’avoue que je me suis un peu lâché sur les personnages secondaires ou tertiaires est qu’il y en a un certain nombre. Et la seule chose que je puisse faire pour l’aider, est de lui lister tous les lieux et tous les personnages dont on aura besoin. Ce que je fais dès que Toda est revenu. Il a 57 ans, 8 heures de décalage horaire dans les pattes, et trois jours pour préparer le tournage, mais je sais qu’il en est capable. Il est increvable, le père Toda.
Pour combler le temps, je travaille sur les scénarii d’autres projets et je me fais également styliste du film. Je commence par choisir les vêtements de mon personnage, Jacques, qui est un type plutôt pauvre, qui ne fait pas attention à son image et est aux antipodes de la mode. Pour cela je choisis jean un brin trop grand, T-shirt manches longues un peu ample comme si le personnage voulait cacher son corps, une vieille veste pas très chaude dans laquelle il ne sera pas difficile de feindre d’avoir froid, des baskets, un tour chez le coiffeur pour me faire couper les cheveux très courts, puis un second tour gratuit chez le même coiffeur qui avait essayé de styliser ma coupe alors que je voulais du brut simple. Et hop, voici Jacques. Puis vient le personnage de Kozué. Comme le titre est A ghost thriller love story et qu’elle joue le rôle principale à mes côtés, je ne pense pas gâcher un quelconque suspens en annonçant que c’est un fantôme. L’hiver approchant, il va se mettre à faire froid et on a longtemps tergiversé sur ses vêtements. Elle était prête à porter une simple robe, mais le devoir d’un réalisateur est de bien s’occuper de ses acteurs (et surtout de ses actrices). Finalement j’ai décidé d’opter pour le même type de costume que portait le fantôme dans mon court-métrage Conte Bleu. Une robe avec pull à manches longues et collants en dessous, le tout avec des tons clairs. Avec une veste bien chaude à porter entre les scènes cela devrait lui éviter d’avoir froid. Enfin je reçois un mail de Mariko qui me demande comment se vêtir. Mariko est d’origine allemande et japonaise. Toda m’a demandé de lui créer un personnage. Je ne l’avais rencontré qu’une fois il y a deux ans, alors j’ai écrit un personnage qui pourrait lui convenir selon mes brefs souvenirs, survitaminé et très original. Pour elle le choix de vêtements a été simple : originaux et excentriques dans des tons sombres (mais je ne vous dirais pas pourquoi).
Je m’arrange pour récupérer la petite lampe à clapets assez puissante que possède Mikiko Hasegawa. Car souvent dans les films de Toda, l’éclairage était problématique. Il ne possédait pas de lampes et faisait tout en éclairage naturel. La plupart du temps ça passait mais pour son dernier film, Paper Tiger, qui possède un certain nombre de scènes en intérieur, de nombreux plans sont à retoucher. Je vais d’ailleurs m’en occuper, puisque je suis en charge de la finalisation du montage et de l’étalonnage du film. Comme quoi notre collaboration ne s’arrête pas aux films que l’on réalise ensemble.
Nous voici à la veille du départ pour Kyôto. Ces deux semaines sont passées plutôt vite vous ne trouvez pas ?
Guillaume Tauveron
Le moment de la réalisation du métrage se précise. Guillaume Tauveron nous ouvre un peu plus son coeur, en nous parlant de son ressenti de cinéaste. Où l'on découvre un artiste idéaliste, fier de son travail, fier de ses projets et défenseurs de jolis principes d'échange entre les réalisateurs et leurs muses...