C’est armé de toutes les dernières publications de ceux que l’on appellent depuis quelques temps les Décadents que Félicien Champsaur publie en 1885/86 cet article, méchant, de mauvaise foi, mais bien informé. Afin de montrer quelles furent les réactions de la presse à la publication des Poètes Maudits (1884) de Verlaine, des Déliquescences d’Adoré Floupette (1885) de Vicaire et Beauclair, et d’A Rebours (1884) de Huysmans, des Complaintes (1885) de Laforgue, j’ai choisit cet article paru dans le Figaro est repris en 1886 dans son volume Le Cerveau de Paris, esquisses de la vie littéraire et artistique, deuxième série, chez E. Dentu. En sa qualité d’ancien hydropathe, fondateur des Hommes d'aujourd'hui, poète et romancier « moderniste », on aurait pu s’attendre à plus de mansuétude de la part de Champsaur pour les poètes dit « décadents », lui-même ne se réclame t-il pas comme précurseur de la nouvelle école, lorsqu’il récrimine contre les « emprunts » qu’aurait fait Jean Lorrain à son œuvre ? On notera l’acharnement de Champsaur sur Verlaine, à qui il reconnaît tout de même du bout des lèvres une position de « petit maître » et de poète « typique », sa haine d’Edouard Rod, son attirance/répulsion pour Rimbaud, qu’il citait déjà en 1882 dans son roman Dinah Samuel, et de manière générale son dédain un peu hautain pour les poètes qu’il refuse de comprendre, mais qu’il connaît bien, contrairement à beaucoup de journalistes de la grande presse.
Les notes en chiffres romains sont de moi.
Félicien Champsaur
Poètes Décadenticulets
Certes, ils ne vaudraient pas, pour la plupart du moins, l’honneur d’occuper aujourd’hui un très nombreux public, si, depuis plusieurs semaines, divers écrivains, parmi lesquels MM. Claretie et Bourget, ne leur avaient déjà consacré des articles dans des journaux variés : Temps, Voltaire, Justice, Débats, Vie moderne. C’est un fait. Ils ne sont pas à la mode, mais ils sont d’actualité. Chacun en parle un tantinet, sans les connaître, heureusement pour eux.
Les premiers qui les plaisantèrent, MM. Beauclair et Vicaire, sous le pseudonyme d’Adoré Floupette, ont eu bien du succès avec une petite brochure : Les Déliquescences [I]. M. Rod, le pessimiste pontifiant, les a défendus ; il n’y pouvait manquer, car les ridicules se tiennent, et il s’est extasié sur le « délicieux » vers de Verlaine : « Il pleut dans mon cœur… » Ce prédicant suisse n’a pas de chance dans son enthousiasme. « Il pleure dans mon cœur, Comme il pleur sur la ville » dit le texte sacré, que M. Rod n’a pas lu. C’est l’excellent herr Schmidt qui lui a murmuré la mélancolique ariette de Verlaine, et l’ennui fait homme a mal entendu.*Pessimistes et décadents, les deux bandes se prêtent main-forte. Mais, tout de suite, il convient de déclarer qu’il y a entre eux la distance des maîtres aux valets. Le groupe des pédants moroses n’a pas à son compte une seule page magistrale, tandis qu’avec du temps et de la peine on peut rencontrer dans les œuvres des poètes décadents des vers adorablement exquis, par exemple, ce passage de Mallarmé :
La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet au doigt, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots courant sur l’azur des corolles. [II]
Quand le Rod allemand aura écrit quatre lignes pareilles, il ne sera plus un eunuque.
Ah ! une peur de rire étreint et recroqueville la jeune génération ! Le pédantisme de quelques-uns, aux arguments lourds, massifs, voudrait nous en imposer ! Des lettres reçues de toutes parts me prouvent qu’ils n’y réussissent guère. « La réaction se faisait sentir. Vous avez mis le feu aux poudres… Ils nous faut des gens solides, sains, vigoureux, nous donnant le sentiment de la vie telle qu’elle est, puisant leur inspiration dans les milieux où se passe une existence d’homme, de mâle, s’attachant à traduire dans une lange artiste les modalités de la sensation vraie. »
Oui, la maladie prussienne a déjà fait assez de ravages. Haut les cœurs ! Les efforts des penseurs doivent tendre à exprimer la vie ; c’est elle que chantent, depuis les poèmes hindous jusqu’à la comédie balzacienne, tous les grands livres de l’humanité.
*
Les décadents, eux, n’expriment rien, ni la vie ni la mort. Pour eux les mots ont une couleur, un goût, un parfum ; quant à la signification, c’est inutile et bon pour les philistins. Avec des syllabes, ils font de la musique et de la peinture. D’après un sonnet de M. Arthur Rimbaud sur les voyelles, A est noir, c’est « le corset velu des mouches éclatantes ; E est blanc ; I est pourpre, comme du « sang craché » ; O est bleu, « suprême clairon plein de strideurs étranges ; » U est vert, semblable à la « paix des pâtis semés d’animaux » [III]. Et il en est des mots comme des voyelles. Selon leur théorie, voici une merveille :… Dans les terminaisons latines
Des cieux moirés de vert… [IV]
Le placard extravagant de la rive gauche où les décadenticulets publient leurs bizarres poèmes, où ils développent subtilement (c’est leur adverbe préféré) de baroques revendications, à pour titre Lutèce. Les directeurs, sous le pseudonyme de Mostrailles [V], ont portraicturé leurs collaborateurs. Vraiment, elles sont d’un aplomb rare, d’une audace imperturbable, les silhouettes que ce Mostrailles a tracées de ses amis. En riant, il leur dit d’amusantes vérités, dans le pamphlet qui est le seul organe de ces plus ou moins jeunes hommes.
Jugez :
1e Haraucourt, auteur d’un poème libidineux. « Il arbore la prétention d’entrer dans la femme pour nous dévoiler les mystères de sa psychique. Haraucourt, est un observateur trop superficiel… pour ne pas s’arrêter et se complaire à, au plus, dix centimètres… de la peau. »
2e Robert Caze : « Sa phrase est plate, grise, monotone. Les répétitions y fourmillent. »
3e Jean Rameau : « Un grand homme de province, ce pseudonyme prétentieux… sa claudication bizarre ajoute d’abord à l’étrangeté voulue, cherchée, de sa manière… Jean Rameau n’a qu’un luth, et ce luth est monocorde (1). Mais il en râcle d’une facon si constamment grinçante, qu’il finit par exaspérer les nerfs les moins sensibles. Ce qui est un effet comme un autre. »
4e Henri Beauclair : « Des parodies ? de la farce ? du funanbulisme… mais de l’art, non… C’est un simple Fusier de la littérature. »
5e Jean Moréas, Matamoréas, comme l’a baptisé M. Collignon, le secrétaire de Scholl, qui prend un peu de l’esprit de son maître. Mostrailles cite de Jean (oh oui ! Jean !) une profession de foi candide :
Je suis un Baudelaire, avec plus de couleur.
6e Paul Verlaine : « De l’échelle littéraire dont le pied trempe dans le ruisseau clair de la banalité et dont le sommet baigne dans la brume de l’insaisissable, Paul Verlaine est le suprême échelon. Plus haut, c’est le gouffre obscur de l’incompréhensible : c’est Mallarmé. »*
« De tous les poètes de talent qui firent parti du groupe du Parnasse, un seul paraît avoir fait école parmi cette jeunesse, M. Paul Verlaine, » a écrit M. Bourget.
Il s’en est souvent inspiré, d’ailleurs ; mais, comme il est habile, il sait être moins inégal, moins heurté, moins insaisissable. Est-ce la tendresse de disciple de M. Bourget pour Verlaine qui lui a valu la dédicace d’un livre de vers, Complaintes, de M. Laforgue ? Un distique, pour indiquer la manière de ce décadent :
J’ai le cœur chaste et vrai, comme une bonne lampe ;
Oui, je suis en taille-douce, comme une estampe. [VI]
Et ainsi de suite.
Quoi qu’il en soit, M. Verlaine est typique parmi les poètes de ce siècle, et ce n’est pas un mince éloge. C’est quelqu’un, c’est un petit maître. Il y a des élégies d’un tact incomparable, d’une nuance infinie, d’un caprice délicieux, dévot et coquet, dans cette suite d’œuvres énervées, murmurantes, exquises d’épuisement : Romances sans paroles, Fêtes galantes, la Bonne chanson, Sagesse, Jadis et Naguère. C’est de la quintessence baudelairienne, avec, pour marque, une grâce fuyante, une piété mignarde, une plainte lente et très capiteuse. Que citer ?
Le piano que baise une main frêle
Luit dans le soir rose et gris vaguement,
Tandis qu’avec un très léger bruit d’aile
Un air bien vieux bien faible et bien charmant,
Rôde discret, épeuré quasiment,
Par le boudoir, longtemps parfumé d’Elle. [VII]
Comment croire que ce poète aristocrate est un bohème de cinquante ans ? Si cela était, ainsi qu’on l’assure, on ne saurait lui tenir rigueur ; il fit toujours respecter la langue française. Un magistrat lui reprochant des mœurs « sodomistes », il aurait simplement répliqué : « C’est sodomites, monsieur, qu’il faut dire. » La réponse est bien inventée, d’une impassibilité spirituelle. Mais les aventures de M. Verlaine sont une imagination de décadents qui accréditent une légende, tâchant de s’attirer par là une originalité quand même.
*
On pourrait compléter en ajoutant M. Jean Lorrain, un élève moderniste dont, l’an dernier, je corrigeais les vers : « Chosette (2) est une trouvaille dont je vous sais gré, le peintre aussi, etc…, m’écrivait-il. » Les petites retouches se trouvent, toutes, dans son volume ; j’en ai la reconnaissance (3). A nommer encore, parmi les oubliés de Mostrailles, M. Charles Morice, dont les courtes proses sont si achevées qu’elles ont l’air de tableaux très suggestifs dans leurs cadres. Et tous sont décadents, décadentitulets.
Touchant la trentaine ou frôlant la cinquantaine, entre eux, les plus pervers se font de mamours, ils racontent qu’un tel est « collé » avec tel autre et ils parlent de leurs beaux yeux, de leur joli visage : « Tu as un profil de médaille romaine… » Déclarations susurrées en se pressant les mains. Et, l’hiver, à l’époque des bals masqués, ils se déguisent en mignons.
Mais c’est un simple genre, une attitude de décadenticulets. Ils sont réservés, ingénus, d’une complète respectabilité, comme leurs amis les pessimistes. « Nous confessons bien des péchés que nous n’avons pas commis. »
Le vice ?
Ils n’en sont pas capable (4).
Il est impossible d’omettre, dans cette galerie de décadents, Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Mallarmé, à qui Verlaine a consacré des études fort curieuses dans un livre très rare : Les Poètes maudits.
En quoi, par exemple, M. Mallarmé, qui professe l’anglais au lycée Condorcet, semble-t-il un homme frappé par la colère du ciel, un dieu déchiré, brûlé par la foudre ? Comme Prométhée, il n’est pas entouré d’Océanides, mais simplement de jeunes élèves, dont il corrige les devoirs, et qu’il rudoie, à ce qu’il paraît.
Dans l’intervalle de ses classes, il compose des vers bizarres, parfois d’une jolie venue, la plupart du temps incompréhensibles et que, par prudence, il n’a jamais réunis ; cela ne suffit pas pour être maudit. Néanmoins, M. Huysmans qualifie les idées de M. Mallarmé, le symbolique, de « nattées et précieuses » ; il affirme que son protégé désigne souvent un être ou un objet « d’un terme donnant à la fois, par un effet de similitude, la forme, le parfum, la couleur, la qualité, l’éclat ». Enfin, « c’est une littérature condensée, un coulis essentiel. » [VIII] M. Huysmans, comme son héros des Esseintes, est un fumiste remarquable.
Tristan Corbière, marin breton, trépassé aujourd’hui, a publié un seul ouvrage : les Amours jaunes. Ce fut un dédaigneux, un gouailleur, énergique et baroque, se moquant de tout, y compris la langue française. Presque pas de verbes. Un style télégraphique pittoresque, des brutalités ravissantes, et, au milieu de poèmes sans le moindre sens, des trouvailles inouïes. Corbière a composé lui-même son épitaphe :Il se tua d'ardeur et mourut de paresseSon seul regret fut de n'être pas sa maîtresse [IX]
Le dernier, le plus jeune, c’est Rimbaud, l’intime de M. Verlaine, qui pleure toujours. Venu des Ardennes à Paris, en 69, il en est reparti aussitôt après la guerre, et personne n’a plus entendu parler de lui. Les poèmes de M. Rimbaud seraient les meilleurs de Richepin :
Noir dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond,
A genoux – les petits, misère ! –
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond. [X]
Mais il faudrait citer toute la pièce : les Effarés. C’est une œuvre parfaite, une admirable chanson de gueux. M. Rimbaud, qui n’avait pas vingt ans, lorsqu’il disparut sans avoir jamais fait imprimer un seul de ses vers, enfant sublime et voyou, est perdu pour tous ceux qui le connurent avant nos terribles désastres. A-t-il eu honte de rester dans un pays diminué ? M. Vanier l’éditeur des décadenticulets, prétend que ce poète mort jeune dirige une usine en Amérique ; un autre, qu’il est cocher de cab à Londres.
M. Verlaine, qui, depuis quinze ans, ne peut pas être consolé, répète ce vers insignifiant de son camarade, à peine adolescent, ainsi qu’un ronron de litanie :
Obscur et foncé, comme un œillet violet… [XI]
Fureteurs, tourmentés, morbides, ouvriers plus ou moins bons qui fignolent, en quête de musiques lointaines, de clartés d’aurore, de vibrations crépusculaires, car le plein midi les offusque, ils recherchent la sensation rare, et parfois, à ce qu’ils prétendent, et c’est absolument faux, elle les relie. Tels sont, les décadenticulets. Certes, plusieurs sont intéressants à connaître pour les curieux de cas anormaux, les blasés de la littérature. M. Haraucourt est parfois admirable dans ses vers lascifs. M. Verlaine doit avoir une des meilleures places parmi les écrivains en vers ; Rollinat ne manque pas de talent dans ses imitations ; Fernand Icres a la vigueur cladélienne ; Moréas, un piment orientalDe Baudelaire
il est l’élève favori,
Et lon lon laire,
à la façon de Barbari.
Mais on sent que la vie les intéresse peu ; ils sont trop guidés par la juste haine du banal ; et, croyant faire du nouveau, ils retournent tout simplement au commencement du siècle, à René, à Adolphe, à Werther, à Joseph. « L’âme de Joseph Delorme, a écrit Sainte-Beuve, nous offre un inconcevable chaos où de monstrueuses imaginations, de fraîches réminiscences, des fantaisies criminelles, de grands projets avortés, de sages prévoyances suivies d’actions folles, des élans pieux après des blasphèmes jouent et s’agitent confusément sur un fond de désespoir. » Cela s’applique net à décadents et hypocondriaques. Joseph Delorme, Baudelaire, sortent du tombeau ; on nous sert des momies. « Tais-toi, mon cœur ! », de Bourget, c’est la même inspiration, le même effet de familiarité que : « Sois sage, ô ma douleur ! » (Recueillement. Fleurs du Mal).*
Pour eux, le verbe est tout, l’idée secondaire. Une épithète neuve fait une célébrité de cénacle. Ils ne se soucient ni de la patrie, ni de la société, ni de la foule montante. M. Renan pour eux est un maître vénéré, lui qui va, après tant d’autres vertus, décrier le courage (5) dans son prochain drame philosophique : le Prête de Némi. Le courage ? à quoi bon ? Bien préférable est une tranquillité de fakir qui contemple son nombril, à ses yeux figurant l’univers.
Assez de rhétorique.
La vie contemporaine, voilà ce qu’il fait étudier. M. Albert Delpit pense, contrairement à mon humble avis, que les derniers romans russes seront sans influence sur la jeunesse, parce que les personnages sont particuliers à une contrée et qu’on ne pourrait « les transplanter ». D’abord, ce ne sont pas des végétaux : ensuite, il ne s’agit point d’un travail d’écolier, de pasticher Tolstoï et Dostoievsky ; mais de s’appliquer à rendre l’existence française, comme eux expriment le mouvement du peuple slave.
Il est sûr de demeurer celui dont l’œuvre palpitante refléterait, avec un art sincère, les passions de son temps. La modernité, c’est ce qu’enseignent les romanciers russes (comme Homère, Aristophane, Démosthène, Tacite, Juvénal, Shakespeare, Dante, Rabelais, Molière, Pascal, Voltaire, Prévost, Balzac, tous ces prodigieux actualistes, immortels reflets de leur époque) aux épuisés de la fin du romantisme.
(1) Paris, 3 octobre 1885.
J’ai lu votre article : Poètes décadenticulets. Comme je suis nommé, je me permets quelques courtes observations.
En premier lieu, je ne connais aucun jeune poètes – j’en connais cependant beaucoup – qui s’avoue poète décadent (il est vrai que je viens de faire un long séjour en province, et que, pendant ce temps-là, voyant des écrivains autorisés faire des articles sur des « poètes décadents » fictifs, quelques jeunes gens ont pu laisser croire que c’était d’eux qu’on voulait parler.
En second lieu, vous me classez, je crois, dans ces poètes décadents-là. C’est dur. Je n’ai rien fait, monsieur et cher confrère, pour mériter cela de votre part.
Votre navré,
Jean Rameau.
(2) Modernités, page 94. Dans le même sonnet, les « dalleux » maquillés. Un mot qui m’appartient (Dinah Samuel), comme les « acteuses ».
(3) M. Jean Lorrain, qui de son vrai nom s’appelle Paul Duval, a publié un livre de vers dont je lui ai donné le sentiment et le titre : Modernités. D’aucuns ont cru trouver là une note neuve ; je regrette que cela e soit pas du tout. De passage à Fécamp, où habite M. Duval, je le connus et lui donnai quelques conseils à propos de deux petits volumes de vers de lui qu’il m’avait apportés : le Sang des dieux ; la Forêt bleue. Les titres seuls disent le genre ; c’est empli de fées, de nymphes ; il y a l’inspiration de Gustave Moreau, de Banville, surtout de Leconte de Lisle. En nous promenant (j’avais fait de Paris, au printemps, une escapade de quelques jours au bord de la mer), j’expliquai à mon provincial qu’il devrait laisser tranquilles les dieux et les hamadryades, pour appliquer son vers à la poésie des modernités. Je le convertis, car bientôt il me mandait dans une lettre : « Ci-joint deux champsauresques où vous reconnaîtrez, à n’en pas douter, la préoccupation de votre manière et de votre style. Vous voyez que j’ai lu et relu, n’est-ce pas, votre Dinah Samuel. » Et, sur ce roman, voici ce qu’il m’écrivait :
« Le carnaval fougueux, avec une note macabre, c’est peut-être bien le secret du modernisme… Des scènes artistiques et charmantes :
« D’abord toutes celles chez Dinah et surtout la séance du modèle.
« Ravissant ! la promenade d’Alice Penthièvre dans les cabarets de Montmartre ; charmant ! charmant !depuis la rencontre au cirque jusqu’à la rentrée dans la chambre andrinople de « l’Epinglée » en route pour le petit hôtel.
« Amusant et fou, le conte hoffmannesque de Pierrot et sa conscience.
« Relu les sonnets impressionnistes ; décidemment étonnants…
« Je vous aime bien mieux après avoir lu votre livre qu’avant. Parole d’honneur, cette coquine de Dinah vous a roulé, et je commence à comprendre votre sang-froid et votre génie des affaires, effrayant chez un homme de votre âge. »
Enfin, dans un autre billet, il m’appelle « éternel Champsaur » et « divin Patrice » comme un empereur byzantin. Ce lyrisme extraordinaire fut suivi d’une indépendance égale. Lorsqu’un an après le poète fécampois publia son volume, il oublia de me le dédier comme il me l’avais offert ; ce nom aurait sans doute donné l’éveil à la critique. Pour quelques camarades, les poésies de M. Duval ne furent plus des « champsauresques », comme lui-même les qualifiait aurefois ; il avait « trouvé » une note originale. C’était trop, et voilà pourquoi je consacre quelques lignes à cet imitateur.
Comme je me plaignais à un écrivain de haut mérite, M. Antony Blondel (l’auteur du Roman d’un maître d’école, de Camus d’Arras, et Douces Ames), de ce que restait obscur, pas encore éclairé par la presse, le nouveau que j’apporte ou indique au moins, il me répondit « qu’une vingtaine de malins n’étaient pas assez bêtes pour avouer leurs lectures, mais qu’ils me relisaient ». Je supplie qu’on me pardonne ; j’ai été forcé de parler de moi pour prendre l’un d’eux en flagrant délit et dire ses « aveux complets ».
(4) Le sonnet suivant est un peu vif ; on m’excusera de le donner en sa libre allure :
Le Dernier cri
Des jeunes gens, rimeurs décadentitulets,
comme un chaînon lascif, forment des théories.
Ils aiment le trottoir, la fange, les scories,
rêvent du ciel, quand ils contemplent leurs culs laids.
Misogynes honteux, ils sont immaculés
et bannissent Vénus de leurs allégories.
Ils cisèlent sans art des fantasmagories,
Des poèmes souffrants et désarticulés.
Chercheurs d’étrangeté, de phrases très moroses,
où sautent prestement, comme clowns, des mots roses,
dans les cercueils pourris ils ramassent des vers.
D’aventure, un bourgeois effaré leur dit : « Qu’est-ce ?… »
Ils prennent l’air fatal, plus idiot, pervers,
Et répondent : « Ce n’est rien… Je me déliquesce. »
(5) Le reproche, mal fondé sans doute, a ému M. Ernest Renan. Quelques temps après, il consacrait à cette accusation une partie de la préface du Prêtre de Némi. Voici ce qu’il écrivait à ce sujet :
« L’essence du dialogue étant de mettre en jeu des opinions diverses, et l’essence du drame d’opposer des types différents, on est exposé, de la part des critiques qui font leurs extraits un peu à la hâte, à d’étranges malentendus. On se voit objecter à la fois les dires les plus contradictoires. On est responsable des interlocuteurs, qui partent des principes opposés. J’aurais bien mauvaise grâce à me plaindre d’une méthode critique dont Platon à été la victime… Par un procédé du même genre, un journal… m’accusait, il y a un mois à peu près, d’avoir écrit ce dialogue pour « décrier le courage ». Voilà vraiment qui est un peu fort ! moi qui regarde au contraire le courage comme supérieur, en un sens, à la moralité !... Moi qui vois dans le courage la marque sûre du sentiment qui nous attache à l’idéal d’une façon désintéressée, puisque évidemment le plus haut degré du courage, celui qui est couronné par la mort, n’est pas récompensé ici-bas !
« Le vrai, c’est qu’à un endroit de ma fable j’ai voulu faire voir ce que devient la religion quand le prêtre l’abandonne, ce que devient l’Etat quand on veut le faire tenir sur les pauvres raisons de l’intérêt personnel. J’ai mis en scène Ganeo « le vil coquin », trouvant un disciple digne de lui dans Leporinus, et lui enseignant la dernière conséquence de l’égoïsme, la lâcheté. C’est la doctrine de Ganeo qu’on a présenté comme la mienne. »
M. Ernest Renan continue encore, deux pages, sa défense. L’illustre écrivain, dont on connaît le scepticisme en toute question, est-il sincère, ou bien enveloppe-t-il encore sa pensée, comme il avoue en avoir l’habitude, de « voiles hypocrites » ? Quoi qu’il en soit, je ne puis cacher ma satisfaction, ma joie véritable de l’avoir incité à s’être déclaré, une fois dans sa vie, pour quelque chose, en lançant dans sa préface un tel couplet de bravoure. Mais, avec M. Renan, on ne sait jamais trop à quoi s’en tenir.
[I] Gabriel Vicaire et Henri Beauclair : Les Déliquescences d’Adoré Floupette, Byzance [Paris], Lion Vanné [Léon Vanier], 1885.
[II] Stéphane Mallarmé : Apparition. Cité dans les Poètes Maudits (Léon Vanier, 1884 / Prépublié dans Lutèce en 1883) de Verlaine. (C'est en 1883 que Mallarmé confie ce poéme à Verlaine pour ses Poètes Maudits (avril 1884).
[III] Arthur Rimbaud : Sonnets des voyelles. Cité par Verlaine dans Les Poètes Maudits.
[V] Mostrailles est le pseudonyme de Léo Trézenik et Georges Rall. Ces articles furent repris dans le volume, Têtes de pipes, avec 21 photographies d’Emile Cohl, chez Léon Vanier en 1885.
[VI] Arthur Rimbaud : Les Premières Communions III. Cité dans les Poètes Maudits, (autre publication dans La Vogue n° 1, 15 avril 1886).
Voici la strophe complète:
Adonaï !... - Dans les terminaisons latines,Des cieux moirés de vert baignent les Fronts vermeils
Et tachés du sang pur des célestes poitrines,
De grands linges neigeux tombent sur les soleils !
[VI] Jules Laforgue : Complainte de Lord Pierrot. Les Complaintes. Léon Vanier, 1885
[VII] Paul Verlaine : Romances sans paroles. Ariettes oubliées V
[VIII] Citations tirées d’A Rebours, Charpentier 1884
[IX] Tristan Corbière : Les Amours Jaunes. Epitaphe. Cité dans les Poètes Maudits.
La Strophe complète comprend un vers de plus :
Il se tua d’ardeur et mourut de paresse.
S’il vit, c’est par oubli ; voici ce qu’il se laisse
- Son seul regret fut de n’être pas sa maîtresse. –
[X] Les Effarés. Cité dans les Poètes Maudits.
[XI] Premier vers du Sonnet du trou du cul, de Verlaine et Rimbaud, ce vers serait de Verlaine seul. Publié pour la première fois en 1903 « sous le manteau » dans Hombres aux éditions Albert Messein sucesseur de Léon Vanier, cette citation de Champsaur confirme que des versions manuscrites circulaient dès cette époque (voir Histoires Littéraires)