Trouvé sur Rue89, excellent article non ?
Les gimmicks de l'insécurité font du citoyen un maniaque de la loi
Par Bénédicte Desforges | policier et auteur | 02/07/2010 | 11H27
Il est important de mettre des mots sur les craintes d'une population en proie au sentiment d'insécurité, parce que le simple énoncé d'un diagnostic lui procure le sentiment d'être mise en sécurité. À peine le mal est-il identifié, qu'un remède est prescrit. Qu'importe l'effet placebo sur un malade imaginaire, la thérapie passe par le verbe : il faut savoir que le sentiment d'insécurité est inversement proportionnel au risque véritable de se trouver en insécurité. Ce qui est tout de même la preuve d'un discours très efficace.
La grande messe médiatique est la courroie de transmission essentielle, dans un sens comme dans l'autre. À force d'asservissement au discours politique, et de micros-trottoirs pour servir la cause populiste, n'importe quel fait divers est traduit en fait de société.
Le journaliste-prédicateur quotidien, tout en se donnant des airs d'analyste averti capable de faire autre chose que de la paraphrase de dépêches AFP, sait transformer un épiphénomène délictuel en endémie criminelle.
Les faits divers, quels qu'ils soient, sont multiples et nombreux tous les jours. Il suffit d'en faire une sélection calculée, et d'en faire de l'information pour donner l'illusion d'une aggravation particulière, préambule de mesures répressives ciblées… ou d'effets d'annonce.
Inventer de nouveaux mots pour faire croire à de nouveaux crimes
Les relations entre médias et services de presse policiers sont mystérieuses, mais le fait est -par exemple- qu'un accident mettant en cause un chien dit dangereux réveille aussitôt une meute d'autres chiens dangereux partout en France, mordant et mutilant tout et n'importe qui dans un temps limité.
Une loi est promulguée dans la foulée, catalysée par les médias et applaudie par les adeptes du tout-sécuritaire. Qui dans leur urgence d'interdiction, ont oublié de relever que les chiens les plus mordeurs sont les labradors, les plus tueurs les bergers allemands, qui eux sont pourtant autorisés à continuer de gambader sans muselière.
La loi sur les « chiens dangereux » avait donc un objectif plus obscur, mais là n'est pas le sujet.
Pour maintenir un niveau de peur permettant la perméabilité au discours sécuritaire, il faut donc parfois inventer de nouveaux mots, des formules nouvelles. Ainsi, on peut croire à des infractions émergentes, des crimes inédits, produits par des délinquants d'un nouveau genre.
Un état de crise sémantique, une intensification de la communication, où la prévention s'appelle désormais « gestion des risques », et où on met en place des stratégies territoriales de sécurité. Rien que ça.
Nouveaux mots, nouvelles cibles, potentiel de victimes exponentiel, nouvelles peurs.
Action directe, de l'hypra-méga-supra-gauche ?
La peur annihilant le jugement, la question de savoir si la frénésie des mots est proportionnelle à une augmentation de la délinquance devient sans objet.
J'aime beaucoup le mot « ultra ». Il a le goût d'un point de non-retour.
On connaissait l'extrême-gauche, et on a vu arriver l'ultra-gauche sous les traits d'un exalté sans envergure politique qui aurait balancé des saloperies sur les caténaires du TGV en guise d'acte qualifié de terroriste. Avant, on disait vandalisme.
Alors si le vandalisme est d'inspiration ultra-gauchiste, comment pourrait-on aujourd'hui désigner Action directe ou la bande à Baader ? Hypra-méga-supra-gauche ?
La rhétorique s'emballe, joue de surenchère.
Dans le même ordre d'idée, on a vite fait de rebaptiser un manifestant d'« activiste », ou encore un Arabe de « musulman », et un musulman d'« islamiste », un islamiste d'« intégriste », un intégriste de « fondamentaliste » et un fondamentaliste de « terroriste » -voire lui coller un muezzin en fond sonore au montage, ces incantations moyen-orientales tout droit sorties d'un minaret laissant entendre qu'un type mal intentionné pourrait exploser d'un moment à l'autre.
Et après, on nous fait rigoler avec le « Vivre ensemble »…
Il y a toujours autant de dingues, c'est-à-dire pas tant que ça
Dans la catégorie des ultra-concepts, l'ultra-violence a désormais sa place dans les faits divers, comme s'agissant qualitativement de faits nouveaux.
Faux. Complètement faux.
Le nombre de crimes très violents, faits de déséquilibrés, viols, actes de barbarie, et autres sauvageries listées dans le code pénal, est linéaire dans le temps -à condition bien sûr que le temps sur lequel s'opère la mesure soit significatif. Des fluctuations de faits peu nombreux enregistrées sur des périodes courtes n'ont aucun sens, c'est une contrainte de la statistique.
Il y a toujours autant de dingues, c'est-à-dire pas tant que ça pour une société qui marche sur la tête. On a beau retourner les chiffres dans tous les sens, les homicides sont en baisse constante. On a beau regarder les gamins d'un sale œil, depuis des années l'âge du premier délit a tendance à croître.
En fait -quitte à faire hurler de réprobation les convertis- globalement, la violence est en baisse.
Ce serait un affront à l'intelligence de rappeler la violence des pratiques infractionnelles d'un passé lointain, de citer des extraits de Zola, ou de se souvenir que le baron Haussmann a fait installer l'éclairage public dans Paris parce qu'on s'y égorgeait au coin des rues, etc.
Et même si les plus intégristes du tout-sécuritaire appellent de leurs vœux une répression implacable, l'histoire du droit et de la criminalité démontre que -hormis un effet de catharsis sur une société qui in fine reconnaît quelques bienfaits à la violence- la brutalité de la sanction pénale (de la torture à la peine de mort en passant par les travaux forcés) n'avait pas d'effet sur la délinquance qui lui était contemporaine.
La violence scolaire, qui a toujours existé, est marginale
La violence scolaire est un autre exemple intéressant. Elle fait partie de ces nouvelles catégories d'infractions, et pourtant elle a toujours existé aussi, à ceci près qu'elle était indifférenciée, et considérée comme du fait divers.
Le véritable changement est l'augmentation des effectifs et de l'âge de la population scolaire de l'enseignement secondaire, et de fait, le transfert de délits inhérents aux postadolescents et jeunes adultes dans l'enceinte de l'école.
Quoiqu'on en dise aujourd'hui, quel que soit l'écho qu'on lui donne, la vraie violence à l'école a toujours été marginale. Les incivilités et autres dégradations relevées seraient plutôt à mettre en rapport avec les suppressions de postes opérées dans l'Éducation nationale.
Dans le même esprit de saturation en incantations sécuritaires, la loi se gonfle de mots nouveaux, comme autant d'infractions non-encore prévues par les textes.
Mais à y regarder de plus près…
- Le guet-apens rentre dans le cadre de l'association de malfaiteurs,
- l'inceste était superflu, la loi dispose déjà qu'une agression sexuelle ou un viol commis sur un mineur par un ascendant ou toute personne ayant autorité constitue une circonstance aggravante,
- un senior fait partie des « personnes vulnérables ». Prévu par la loi aussi. Etc.
Ce gavage de mots doit persuader que tout est mis en œuvre pour que la population se sente rassurée et protégée, tout en sous-entendant de nouvelles pratiques délinquantes très inquiétantes.
Même si les annonces concernant la délinquance sont faites sans aucun paramétrage, aucune indication, permettant une meilleure compréhension.
Récemment, on apprend que les délits contre les seniors sont en augmentation. L'explication se trouve dans la courbe démographique. La France vieillit et les vieux ont toujours été une cible privilégiée des agressions physiques. Ils ne sont pas plus en danger, ils le sont autant qu'avant.
Un poubelle qui brûle, ça menace la République
La préoccupation sécuritaire occulte tout le reste, et tombe toujours à point nommé pour occuper l'espace médiatique. La vulnérabilité économique et sociale s'efface quand il le faut derrière le sacro-saint chiffre de la délinquance et toutes ses déclinaisons.
Ce concept-là fait vendre -ou élire- le reste, plus personne n'y croit.
La sécurité apparaît de plus en plus comme un argument électoral par défaut.
On finira par se convaincre qu'une poubelle qui brûle met davantage en danger la République qu'un système de retraites qui se délite. Ou qu'une police nationale bientôt sacrifiée sur l'autel de la sécurité privée.
Ou peut-être est-ce un écran de fumée ?
Et justement, la police dans tout ça ?
Les policiers n'ont pas une vision macroscopique de la délinquance, mais une observation très précise de ses formes et ses modalités là où ils exercent.
Ils peuvent témoigner de certaines formes de radicalisation de la violence, notamment à leur encontre. La preuve la plus infecte que cette option prise sur la gestion de la sécurité et de la paix publiques est une impasse.
Plus que jamais, la police de proximité fait défaut. Contrairement à ce qui est plaidé, préconisé, annoncé, vidéosurveillance, drones ( ! ), etc, plus la situation s'envenime et plus une police de proximité serait nécessaire. Ou plus exactement, l'état d'esprit qui animait cette orientation.
La police, c'est par définition de la proximité. Dès lors qu'on fait une partition des missions policières, c'est de la politique.
Et c'est en partie pour cela que les relations police/population n'ont cessé de se dégrader.
La police se trouve au cœur de la réalité des effets de la férocité sociale, économique, et la délinquance. Même s'il se trouve aujourd'hui des idéologues pour affirmer qu'il n'y a pas de lien entre la délinquance et la précarité…
La police doit absorber toutes les conséquences de la politique sécuritaire. Intrinsèquement, par l'application de la culture du résultat qui va constituer la matière première d'une statistique dopée, et les effets pervers qu'elle génère en interne (esprit de compétition, course au bâton, à la prime au mérite, etc).
Mais aussi -le désengagement de l'État en matière de sécurité est limpide- par la baisse de ses effectifs, par un recrutement anémique qui souffre de trop de jeunesse, un encadrement qui prend ses distances avec la base, par une déprime qui se généralise moins à cause du contexte professionnel que de son malaise interne.
Et face à une population de plus en plus hostile, dans une sorte d'engrenage réciproquement haineux, avec qui la communication n'est pratiquement plus possible.
Transformer le citoyen en maniaque de l'interdit
Les scénarios catastrophe plaisent au cinéma, la recette est simple et le public réceptif. Les journaux télévisés sont des feuilletons où tout doit être générateur de peurs. La météo, la santé, la nourriture, la voiture, etc… autant dire qu'avec la délinquance -la menace de l'autre- c'est de la balade…
L'importance relative des informations d'actualité servies par les médias dominants est hallucinante de mauvaise foi, le fait divers fait la une plus que de raison.
L'endoctrinement est médiatique, et l'émotion a pris le pas sur la réflexion : si « on » ne parle pas de quelque chose, cette chose n'existe pas, si « on » parle d'un fait, il se doit de concerner tout le monde. C'est ainsi que le suffrage de petites communes tranquilles démontre une paranoïa irraisonnée, et une radicalisation de la peur que les quartiers sensibles ne connaissent même pas.
L'histoire contemporaine de la délinquance est amnésique, elle se raconte sur les pages rédigées d'avance d'un futur sécuritaire, avec un maigre argumentaire constitué d'une indigestion de faits divers. Jusqu'à une oppression qui finit par rendre hors sujet toute tolérance du minimum de brutalité indissociable de l'être humain, et transforme le citoyen en maniaque de la loi et de l'interdiction.
L'honnêteté intellectuelle est bannie du débat, le court terme des chiffres, des mots, et des lois, n'est pas raisonnable. C'est de la propagande. À croire que l'objectif est une mutation de la société toute entière, qui avec logique accepterait de vivre de méfiance mutuelle, et sous un contrôle permanent.
La criminologie est aujourd'hui une discipline quasi négationniste, sans passé, sans recul, sans sérénité, dont la plus belle arme est l'instrumentalisation. De la population, des délinquants, de la police. Et des médias mis au diapason politique.
Et bizarrement, rien ne sert de leçon.
Et les uns accuseront toujours les autres de déni de réalité. Et vice-versa.
Photo : des policiers de Paris, le 6 février 2010 (Audrey Cerdan/Rue89).
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De l'auteure : sources :
C'est vrai que j'aurais dû préciser.
Voilà des sources que je consulte très régulièrement :
www.cesdip.fr...
champpenal.revues.org...
www.laurent-mucchielli.org...
www.cairn.info...
www.maitre-eolas.fr...
(je vais les rajouter sur l'article qui est sur mon blog, tiens...)
et puis les sites des syndicats de police, l'actu, etc.
Le muezzin, c'était il y a qlq temps sur France-info... (ambiance "Oussama, sors de ce corps !")