Après Shilpa Gupta à Blandy et les Idoles dans la première salle du Moulin, le reste du programme de Galleria Continua est dédié à trois artistes (jusqu’au 3 octobre). Commençons par ma découverte, l’artiste italien Serse Roma (Xerxes ?) : sur un échafaudage à sept niveaux, une échelle de géants montant vers le ciel, sept représentations d’un monument qui pourrait être une tombe, aux lignes droites, aux caveaux profonds, mais où on perd le sens de la perspective, où on ne sait quel est le point de vue, le haut et le bas (Disegni in scala). Photographies, se dit-on devant tant de détails, un tel grain, une telle gradation entre blanc et noir, toutes les nuances du gris imperceptiblement différenciées. ‘Fotographite’ dit le cartel : ce sont des dessins à la poudre de graphite. Serse est un dessinateur hors pair. On revient au paragone entre dessin et photographie, à la concurrence pour la meilleure représentation du réel. Ce n’est pas seulement là une prouesse de dessinateur, c’est aussi une tentative d’entrer dans la réalité même de la matière représentée, de s’en imprégner comme une plaque sensible, de témoigner physiquement du monde et non pas seulement de l’enregistrer. Cette vague japonisante aux innombrables gouttes d’écume, figée à l’instant décisif, s’intitule Ai sali d’argento, titre ironique et déroutant (en haut). Quant à ces reflets miroitants, jeux de la lumière sur l’eau, ils se nomment A fior d’acqua, comme le moment impossible à saisir où les fluides se mélangent et se diffractent.
Des trois, celui qui m’a le moins intéressé est
Urs Lüthi : de beaux autoportraits sur son vieillissement, un mur d’assiettes cassées et mal recollées (’the remains of clarity’ : mausolée conjugal ?), mais trop de petits bronzes à deux têtes, trois jambes, quatre bras, dérision de l’autoreprésentation. Travail très narcissique, assez tragique donc, mais où la dérision, l’absurde est un contrepoint malvenu. Ainsi ce buste dédoublé, inquiétant, magique a le malheur de se nommer
I’d like to be a cubist sculpture, c’est dommage.
Enfin, dans deux salles consacrées à
Berlinde de Bruyckere, à côté d’une grande carcasse torturée suspendue au plafond et de monstres inconnus reposant sur des coussins, à côté de cet effroi et de cette violence, on trouve, sur une table recouverte d’un tapis de velours, des éléments d’un cabinet de curiosité (
Infinitum). Abrités sous des cloches de verre, posés sur un repose-tête,
soutenus par des supports phalliques, exhibés sur des coussins rembourrés, éclairés par le soleil couchant, voici des fragments, des vestiges, des moignons, des restes, à peine difformes pour une fois, plus vrais que nature comme toujours, avec ici ou là une trace de décomposition, un relent cadavérique, le tout soigneusement étiqueté, répertorié, classifié, à des fins scientifiques,
artistiques ou criminelles, seule la maîtresse des lieux le sait. Il y a de la poussière, des traces de doigts, une intervention visible; le savant fou vient juste de passer, le grand récupérateur va revenir. La dimension tragique, mystique du travail de Berlinde de Bruyckere se complète ici d’une réflexion sur l’histoire, sur la relique et la récupération, et sur l’usage que l’artiste peut en faire : on rejoint là
Rodin, ou peut-être même Manzoni.
Photos de l’auteur, excepté Serse, A fior d’acqua.