L’amiral Larima : l’amiral rien (4)

Publié le 01 juillet 2010 par Actu34

S’il n’est pas spécialiste es rimes, Prévert est le maître des inventaires – une pratique qui s’accorde bien avec le désir de faire voir – à n’en plus pouvoir. Depuis Paroles, j’ai été touchée par d’autres livres bien sûr, parmi lesquels la Lettre de Lord Chandos, écrite par Hugo Von Hofmannsthal en 1902. Une fois n’est pas coutume, je vais longuement citer ici des extraits de cette lettre, avec son troublant inventaire, qui préfigure, il me semble, les écrits de Prévert. Dans les inventaires qui suivent, peu de rimes ; pourtant, chacun de ces textes a fait naître en moi, à leur lecture, une émotion poétique. Devoir de vacances en fin d’article (si vous avez le courage de lire jusqu’au bout : c’est long !).

Dans cette lettre, Lord Chandos écrit à un certain Francis Bacon afin de s’excuser d’avoir renoncé à toute activité littéraire : il lui explique qu’il a perdu la faculté de méditer ou de parler sur n’importe quoi avec cohérence. Il lui raconte qu’un jour où il voulait réprimander sa fille, les notions qui lui vinrent à la bouche prirent soudain une coloration si changeante, débordèrent à ce point les unes dans les autres qu’il dut laisser l’enfant seule et claquer la porte derrière lui. Il ne parvint plus, dès lors, à regarder les gens « avec le regard simplificateur de l’habitude ». Envahi par le sentiment d’une terrible solitude, Lord Chandos se fait l’effet « de quelqu’un qui serait enfermé dans un jardin empli rien que de statues dépourvues d’yeux ». il s’enfuit dès lors en pleine compagne, et connaît parfois des instants de joie et d’enthousiasme :

Je ne peux attendre que vous me compreniez sans un exemple et il me faut implorer votre indulgence pour la puérilité de ces évocations. Un arrosoir, une herse à l’abandon dans un champ, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une petite maison de paysans, tout cela peut devenir le réceptacle de mes révélations. Chacun de ces objets, et mille autres semblables dont un œil d’ordinaire se détourne avec une indifférence évidente, peut prendre pour moi soudain, en un moment qu’il n’est nullement en mon pouvoir de provoquer, un caractère sublime et si émouvant que tous les mots, pour le traduire, me paraissent trop pauvres. 

Cet extrait de Lord Chandos renvoie à une lettre écrite par Hofmannsthal 7 ans plus tôt (aux accents proustiens cette fois il me semble – et rimbaldien, avec ce rêve d’une langue qui serait de l’âme pour l’âme) :

La plupart des gens ne vivent pas dans la vie mais dans un simulacre, dans une sorte d’algèbre où rien n’existe et où tout seulement signifie. Je voudrais éprouver fortement l’être de toute chose et, plongé dans l’être, la profonde signification du réel. Car l’univers entier est en fait plein de signification, est sens devenu forme. L’être-escarpé des montagnes, l’être-immense de la mer, l’être-obscur de la nuit, la manière qu’ont les chevaux de regarder fixement, la constitution de nos mains, le parfum des œillets, la succession des houles et des creux dans le sol, ou des dunes, ou des falaises sévères, la manière dont un pays entier se livre vu d’une montagne, et ce qu’on ressent en pénétrant par une journée torride dans un frais vestibule aux dalles mouillées, ou lorsqu’on mange une glace : dans toutes les innombrables choses de l’existence, en chacune isolément et de façon singulière, quelque chose s’exprime, que les mots jamais ne peuvent rendre, mais qui parle à notre âme. La tristesse est celle de la langue elle même, dans la vie il y a mille tristesses : la tristesse quand on ne voit que pierres, mer et ciel ; la tristesse quand on est obligé, peut-être à cause d’une odeur de fraises fraîches, de songer à certaines journées de l’enfance ; la tristesse dans les yeux las de certains singes ; la tristesse, tout autre, quand le soleil décline d’une certaine façon…

 

A la même époque, Rilke écrivait lui aussi un inventaire :

Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas ( c’était une joie faite pour un autre ), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.

Et Vian, le voisin de Prévert, avec qui il partageait la terrasse de la cité Véron :

Je voudrais pas crever

Avant d'avoir connu

Les chiens noirs du Mexique

Qui dorment sans rêver

Les singes à cul nu

Dévoreurs de tropiques

Les araignées d'argent

Au nid truffé de bulles

Je voudrais pas crever

Sans savoir si la lune

Sous son faux air de thune

A un coté pointu

Si le soleil est froid

Si les quatre saisons

Ne sont vraiment que quatre

Sans avoir essayé

De porter une robe

Sur les grands boulevards

Sans avoir regardé

Dans un regard d'égout

Sans avoir mis mon zob

Dans des coinstots bizarres

Je voudrais pas finir

Sans connaître la lèpre

Ou les sept maladies

Qu'on attrape là-bas

Le bon ni le mauvais

Ne me feraient de peine

Si si si je savais

Que j'en aurai l'étrenne

Et il y a z aussi

Tout ce que je connais

Tout ce que j'apprécie

Que je sais qui me plaît

Le fond vert de la mer

Où valsent les brins d'algues

Sur le sable ondulé

L'herbe grillée de juin

La terre qui craquèle

L'odeur des conifères

Et les baisers de celle

Que ceci que cela

La belle que voilà

Mon Ourson, l'Ursula

Je voudrais pas crever

Avant d'avoir usé

Sa bouche avec ma bouche

Son corps avec mes mains

Le reste avec mes yeux

J'en dis pas plus faut bien

Rester révérencieux

Je voudrais pas mourir

Sans qu'on ait inventé

Les roses éternelles

La journée de deux heures

La mer à la montagne

La montagne à la mer

La fin de la douleur

Les journaux en couleur

Tous les enfants contents

Et tant de trucs encore

Qui dorment dans les crânes

Des géniaux ingénieurs

Des jardiniers joviaux

Des soucieux socialistes

Des urbains urbanistes

Et des pensifs penseurs

Tant de choses à voir

A voir et à z-entendre

Tant de temps à attendre

A chercher dans le noir

Et moi je vois la fin

Qui grouille et qui s'amène

Avec sa gueule moche

Et qui m'ouvre ses bras

De grenouille bancroche

Je voudrais pas crever

Non monsieur non madame

Avant d'avoir tâté

Le gout qui me tourmente

Le gout qu'est le plus fort

Je voudrais pas crever

Avant d'avoir gouté

La saveur de la mort...

Et bien sûr l’inventaire de Prévert :

Une pierre

deux maisons

trois ruines

quatres fossoyeurs

un jardin

des fleurs

un raton laveur

une douzaine d'huîtres un citron un pain

un rayon de soleil

une lame de fond

six musiciens

une porte avec son paillasson

un monsieur décoré de la légion d'honneur

un autre raton laveur

un sculpteur qui sculpte des Napoléon

la fleur qu'on appelle souci

deux amoureux sur un grand lit

un receveur des contributions une chaise trois dindons

un ecclésiastique un furoncle

une guêpe

un rein flottant

une écurie de courses

un fils indigne deux frères dominicains trois sauterelles un strapontin

deux filles de joie un oncle Cyprien

une Mater dolorosa trois papas gâteau deux chèvres de Monsieur Seguin

un talon Louis XV

un fauteuil Louis XVI

un buffet Henri II deux buffets Henri III trois buffets Henri IV

un tiroir dépareillé

une pelote de ficelle deux épingles de sûreté un monsieur âgé

une Victoire de Samothrace un comptable deux aides-comptables un homme du monde deux chirurgiens trois végétariens

un cannibale

une expédition coloniale un cheval entier une demi-pinte de bon sang une mouche tsé-tsé

un homard à l'américaine un jardin à la française

deux pommes à l'anglaise

un face-à-main un valet de pied un orphelin un poumon d'acier

un jour de gloire

une semaine de bonté

un mois de Marie

une année terrible

une minute de silence

une seconde d'inattention

et...

cinq ou six ratons laveurs

un petit garçon qui entre à l'école en pleurant

un petit garçon qui sort de l'école en riant

une fourmi

deux pierres à briquet

dix-sept éléphants un juge d'instruction en vacances assis sur un pliant

un paysage avec beaucoup d'herbe verte dedans

une vache

un taureau

deux belles amours trois grandes orgues un veau marengo

un soleil d'Austerlitz

un siphon d'eau de Seltz

un vin blanc citron

un Petit Poucet un grand pardon un calvaire de pierre une échelle de corde

deux sœurs latines trois dimensions douze apôtres mille et une nuits trente-deux positions six parties du monde cinq points cardinaux dix ans de bons et loyaux services sept péchés capitaux deux doigts de la main dix gouttes avant chaque repas trente jours de prison dont quinze de cellule cinq minutes d'entracte.

et...

plusieurs ratons laveurs.

Devoir de vacances : revenir avec un Inventaire à la Prévert composé de tout ce qui aura pris un caractère sublime et si émouvant que tous les mots, pour le traduire, paraîtront trop pauvres.

Bonnes vacances !