1980-2010, la revue ‘Le Débat’ a trente ans. Elle sort son numéro anniversaire mai-août en 288 pages. De quoi réfléchir à la génération écoulée, aux mythes écroulés et aux idées éculées. Faute de changer le monde, nous avons en effet changé de monde. Le numéro s’ouvre sur une guerre civile froide 1980 entre Pierre Nora, l’inventeur des Lieux de mémoire, et Régis Debray, ex-guevariste reconverti dans la médiologie – tous deux Normaliens. ‘Le Débat’ les a réconciliés. J’ai eu 25 ans en 1980, la revue trace donc le bilan de ma génération. Celle qui a mené la gauche au pouvoir sous Mitterrand dans la lignée de Victor Hugo. Celle qui, imbibée de marxisme universitaire et scolaire, a vu s’écrouler le parti, les soviets et l’avenir radieux. Le PC a remplacé le PC, personal computer contre parti communiste, les SDF sont devenus plus visibles que les SDF, Sans domicile fixe contre Scouts de France. Nous avons assisté au triomphe de l’individu libre et communiquant (voire exclu) sur le collectif centralisé et ordonnant (voire embrigadé).
Après le tournant de la rigueur 1983, Tchernobyl 1986, la chute du Mur 1989 et celle de l’URSS 1991, « sectarisme et terrorisme paraissaient reculer au profit d’une culture de l’échange et de la discussion. » Depuis Bush II et le triple krach du modèle américain (krach boursier des technologiques 2000, krach moral des tours jumelles 2001, krach financier des subprimes 2007), la situation s’inverse à nouveau. « Rétrécissement des horizons, atomisation de la vie de l’esprit, provincialisme national, effondrement du système et du message éducatifs, » analyse encore Pierre Nora.
Ce numéro anniversaire analyse les transformations du monde de la génération aujourd’hui à maturité. Hubert Védrine, excellent, montre la redistribution de la puissance en faveur des émergents et en défaveur surtout de l’Europe. « Les Européens ne se résignent pas à ce que l’histoire du monde redevienne l’histoire d’une compétition de puissances. Ils n’ont plus les outils mentaux pour penser cette situation. C’est dans ce vide de la pensée stratégique que le moralisme, le droit de l’hommisme et l’européisme, tous trois partant de bonnes intentions, se sont engouffrés et ont montré leurs limites. »
Paul Yonnet décrit d’une plume allègre la sortie de la révolution, la montée des cadres comme groupe pivot, « incapables de ce qui pourrait ressembler à une solidarité de classe ». Tous veulent faire leur trou dans la société telle qu’elle existe. Même la violence verbale des rappeurs n’est « qu’un moyen d’accéder à la fortune ». L’écologie comme relais de la gauche ? « Le catastrophisme écologiste a lui aussi des origines grand-patronales, minoritaires. Le Club de Rome est financé par la toute-puissante famille Agnelli (Fiat). » Il est devenu désormais « une idéologie constituée, multiforme, archi-dominante » analogue au bourrage de crâne des grands conflits ou de la pub. « Les couches incultes du show-biz, du cinéma, de la chanson et, en général, les grands opérateurs médiatiques qui leur servent de relais, procédant, comme il est de coutume dans les grandes effusions irraisonnées, par glissement d’expression présentés comme autant de faits accomplis : de la pollution au réchauffement climatique, du réchauffement au dérèglement climatique, du dérèglement à l’afflux de réfugiés climatiques… »
Michel Winock s’insinue dans les méandres de la gauche : à l’est le glas de l’utopie marxiste-léniniste, à l’ouest la défaite du compromis social-démocrate. La gauche mitterrandienne abolit la peine de mort, décentralise et rééquilibre le travail (lois Auroux, 39 h, 5 semaines de congés, retraite à 60 ans). Mais les dévaluations successives du franc à cause des déficits publics, l’inflation à plus de 13%, le projet d’un système unifié laïque d’éducation et la poursuite du chômage mécontentent l’opinion. La fin de règne fut catastrophique : « Un vieux Président malade, capricieux, cynique, entouré de courtisans renouvelés mais toujours serviles, à la tête d’un pays accablé par le chômage, la montée de l’extrême droite, la décomposition de la vie publique. » La chance de Jospin fut la dissolutionde l’Assemblée nationale par le tandem Chirac-Villepin alors que la reprise mondiale pointait. Mais la division de la gauche bobo et le tabou idéologique sur l’insécurité et l’emploi ont fusillé sa consécration présidentielle. Le PS s’est déchiré, l’indiscipline de Fabius et Emmanuelli sur le référendum européen de 2005 n’étant pas sanctionnée. La gauche garde un vrai handicap : « s’adapter aux nouveaux modèles de la société post-industrielle. »
Pascal Ory oppose les Trente glorieuses et les Trente critiques qui ont suivi pour s’interroger : et maintenant ? Le monde est bien différent. Marcel Gauchet série les trois figures de l’individu : 1/ sociologique (l’autorité s’érode, les valeurs du privé montent), 2/ juridique (humanitaire par le droit et Constitution en étalon symbolique pour les mouvements sociaux), et 3/ anthropologique (le soi victimaire ressenti des minorités opprimées et des identités méconnues). La célébrité remplace l’autorité.
Jean-François Colosimo, dans un texte un peu lourd, examine les métamorphoses du divin, du retour à Dieu en 1979 (Khomeiny) aux luttes intestines à finalité identitaire (Chiites/Sunnites, éclatement yougoslave) et la conjonction bushiste des Lumières et de la Bible. Bourg et Papaux s’appesantissent, de façon trop universitaire, sur l’exception française en écologie (rejetée longtemps par des élites formatées math et issues de grandes écoles scientistes), puis sur sa récente normalisation. Dominique Pestre chronique la mutation des sciences et des techniques qui aboutit au déclin des savoirs en chaire au profit des savoirs pratiques et des laboratoires attractifs. La confiance dans le progrès technique s’est érodée dans le public avec le désir de juger par soi-même et de contrôler les élites technocrates.
Pascal Griset décrit l’émergence rapide d’Internet : agence militaire américaine ARPA 1958, arpaNET 1968, microprocesseur Intel 1971, compilateur Basic 1975, Apple II 1977 et IBM PC 1981, déréglementation de la compagnie de téléphone ATT 1984, câble à fibre optique 1988, procédure de transfert http 1990, consortium www 1994… En suivant la technique, j’aime à raconter au Gamin comme à mes étudiants mon propre parcours : j’avais 26 ans lorsque j’ai acheté mon premier ordinateur personnel, 42 ans mon premier téléphone mobile et obtenu mon premier accès à Internet, 49 ans lorsque j’ai créé mon premier blog. Ils en restent ébahis – mais cela montre combien le monde a changé en peu de temps.
Christian Vandendorpe dit les bouleversements « sur le front » (sic) de la lecture : en 2007, la moitié des Américains ne lit plus aucun livre pour le plaisir. « La culture de l’écran invite à une hypersocialisation – mais tout en tenant l’autre à distance. » La vie intérieure induite par le roman, la résonance sur la sensibilité et le travail de l’esprit sur lui-même sont empêchés. Le flux incessant des événements sur l’écran n’apprend plus à se concentrer, à prendre de la distance et à raisonner, mais plutôt à se laisser aller aux impressions et aux sentiments. Monique Dagnaud met en relation le net et l’économie, montrant que le web est le laboratoire du capitalisme sympa… Toutes ces moeurs américaines que la gôch honnit en parole et s’empresse d’adopter pour faire branché !
Suivent quelques pensums jargonnant qui sentent le cuistre et font du naming l’essentiel de leur propos : le moment post-moderne, la bulle, la valeur pour l’actionnaire, dont nous ne citerons pas les auteurs par charité. La bulle, dans la rubrique « point », étale en huit pages verbeuses ce qui tient aisément en trois ! Quant à la valeur pour l’actionnaire l’auteur, « philosophe », confond allègrement les valeurs morales et la valeur du capital ! Soit il s’explique comme un pied sur cette ambiguïté, soit il s’agit d’une escroquerie intellectuelle. J’en suis témoin, jamais aucun actionnaire, analyste financier ou gérant de SICAV n’a confondu la morale et l’argent… La « valeur pour l’actionnaire » résulte d’un calcul, non pas du profit mais du capital. Il s’agit bel et bien de savoir combien rapporte la société et combien elle vaudrait si elle était rachetée par une autre. ‘Le Débat’ gagnerait à solliciter des « vrais » économistes sur des sujets de leur spécialité, plutôt que des intellos qui croient tout savoir du haut de leur statut.
Faut-il donc « con-ti-nuer-le…dé-bat ? », pour paraphraser le slogan 68 « continuer le combat ? »
• Probablement, parce que les idées ont besoin d’être analysées et débattues dans un format qui sort de l’actualité zappeuse.
• Mais dans une époque qui a changé - et donc pas comme avant – en éradiquant sans pitié tout ce qui sacrifie au lourdingue rituel universitaire et au français traduit de Hegel !
Vandendorpe et Dagnaud pointent d’une plume précise les bouleversements que l’écran, le net et le mobile ont apportés à la lecture. Pourquoi ‘Le Débat’ n’en tient-il pas compte ? Les façons de lire ont changé avec les écrans. Il n’y a déjà que 3 à 4000 abonnés, dont nombre de médiathèques, pourquoi faire fuir les esprits bienveillants ? Les articles fleuves emplis de mots spécialisés à destination des « chers collègues », avec notes citant les maîtres, conviennent aux revues savantes à comité de lecture. Pas aux lecteurs du ‘Débat’. Ou alors qu’on le dise : je rends mon abonnement !
Parmi la liste des articles de ce numéro, certains sont excellents et donnent à penser. J’ai noté, outre les articles cités plus haut, « People » par Marcel Gauchet, « Populisme » par Jacques Julliard et « Victime » par Krzysztof Pomian. Mais d’autres se vautrent dans la suffisance intello, enfermés dans le pédantisme pour initiés. Ils rebutent la lecture et incitent à lire en diagonale, façon savante de zapper. Même s’ils ne sont pas la majorité, il y a là une défaillance de la rédaction qui étonne, contraire à l’esprit affirmé de la revue.
Reste que ce numéro anniversaire des trente années écoulées fait réfléchir celui qui consent à prendre un peu de temps pour le savourer. Parmi les auteurs des brèves intitulées selon Montaigne « à saut et gambades », Mara Goyet, Nathalie Heinich et surtout Bénédicte Vergez-Chaignon sont redoutables. « Construction sociale », « écoute », « Power Point » et surtout « éco » sont à mourir de rire. « Les machines à café, conviviales peut-être mais trop gadgets, avaient été remplacées par des points écoboissons et il valait mieux prévoir ce qu’on aimait. Le goût du thé en vrac est plus authentique, non ? Le sien était cultivé sur les hauts-plateaux skri-lankais par des paysans tamouls qui avaient renoncé à la déforestation dans le cadre du programme ‘Sauvons la forêt sri-lankaise’ soutenu par le fonds mondial contre la déforestation du sous-continent indien. Ça valait la peine de les aider. » Même hilarité sur le bœuf, les couches lavables, les devoirs, les trajets maison-boulot…Le rire, plus que la suffisance, fait penser.
Trente ans, revue Le Débat n°160, Gallimard mai-août 2010, 288 pages, 19 €
Le regard de la génération qui a 20 ans en 2010 : Arthur Delnatte.