Dany Laferrière : Pays sans chapeau

Par Gangoueus @lareus
On part parfois d'un mauvais pied avec un auteur. On ne tombe pas forcement sur le bon ouvrage lors de la première lecture. Si j'avais apprécié le roman au titre provocateur Comment faire l'amour à un nègre sans se fatiguer où Dany Laferrière nous proposait une relecture d'un volet du célèbre essai de Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, j'avais pris mes distances avec l'auteur après la lecture du Charme des après-midi sans fin. J'ai eu un vrai souci avec l'écriture de ce roman.
Pays sans chapeau m'a réconcilié avec cet auteur. J'ai adoré ce roman.La première raison se situe dans la thématique de cet ouvrage. Cette fameuse question du retour après un long exil. Laferrière se met en scène dans ce texte autobiographique. Écrivain d'origine  haïtienne, il a quitté son pays il y a près de 20 ans pour Miami d'abord puis Montréal. C'est ce regard de l'auteur sur le pays de son enfance qui est extrêmement passionnant. Regards sur les personnes. Proches. La mère. La tante. Les amis. Les gens. Par sa Remington, coche avec beaucoup d'attention ces rencontres, ces échanges, ces silences mais également les senteurs de la ville, les croyances, les peurs, la violence de l'environnement. J'ai pensé au Solo du revenant de Kossi Efoui. Mais à la différence du personnage du romancier togolais, Dany est encore attendu. Il n'est pas encore un fantôme.
Ma mère hésite un peu.- J'ai quelque chose à te demander, Vieux Os.- Oui...- Dis-lui, Marie... Tu n'as pas à avoir peur de ton fils.Un temps.- J'aimerais que l'on fasse une petite prière avant que tu sortes.- C'est une bonne idée, maman.On s'est agenouillés au milieu de la chambre. C'est Da qui m'a appris ma première prière. Une prière au petit Jésus. Je me souviens de la statue de la Vierge tenant le petit Jésus dans ses bras. Dans la grande chambre à coucher, à Petit-Goâve.Tout à coup, ma mère et tante Renée lèvent leurs bras au ciel en criant : "Gloire à l'Éternel! Gloire au Ressuscité! Que son nom soit béni! Alléluia! Alléluia! Alléluia!"Elles font une petite danse autour de moi en battant des mains et en chantant : "IL EST REVENU!"Ce n'est qu'au moment de franchir la porte que j'ai remarqué qu'elles pleuraient.

Pages 33-34, Édition Serpent à plumes, collection Motifs
Les premières pages portent la charge de l'émotion liée à l'être aimé de retour. Vieux Os, l'auteur, retrouve sa mère au bout de vingt années de séparation. Il y a toute la délicatesse de la rencontre, la gestion des susceptibilités, des superstitions. On retrouve la fragilité de ses retrouvailles dans cette phase du texte. Ceux qui ont connu de longues séparations avec des proches comprendront mon propos.
Il y a ensuite cette construction du texte qui alterne la vision du pays rêvé et celle du pays réel. Autant dire que Laferrière joue entre la fiction et  les rencontres réelles et anecdotes anodines. La narration varie suivant que l'auteur navigue dans le rêve ou la réalité. Le rêve est l'occasion de laisser libre cours au délire ou au fantastique haïtien. C'est selon. Zombis. Bizangos. Vaudou. On retrouve là toutes les peurs, les questionnements morbides des personnages. Est-ce l'imaginaire de Vieux Os que Laferrière reproduit avec fougue à l'aide de sa  Remington? Est-ce lui de son entourage? De ces gens qui identifient au premier coup d'œil, l'étranger vivant parmi les morts vivants ou les morts tout courts de l'ile? Dans ce pays rêvé, Laferrière tente de rester rationnel.Il rapporte les croyances ou les peurs collectives glanées ça et là à des intellectuels pour obtenir leur opinion, leur avis. Le décalage est intéressant.
Le pays réel décrit par Vieux Os nous parle de la violence, de la pauvreté, de la manière dont les gens survivent. Par petits bouts, il nous parle de ce qu'il a vu, si différent de ce qu'il a quitté. Ce sont les retrouvailles avec ses amis perdus depuis 20 ans, Manu et Philippe. Une description des uns et des autres.
Il y a dans ces pages toute la lassitude d'un pays et à la fois sa rage de vivre. Malgré tout. 
Je terminerai par les mots de Vieux Os à l'endroit de sa mère, très touchants :
J'entre dans la salle de bains pour faire ma toilette. Tout est déjà prêt. La pâte dentifrice sur ma brosse à dent. Deux cuvettes d'eau, dont une remplie d'eau chaude. Je me lave, m'habille et descend pour déjeuner. c'est comme ça chez ma mère, et ce sera toujours comme ça. je ne lui conteste pas le droit de me traiter en prince; C'est son éducation : elle a toujours considéré son fils comme prince. C'est ça qui m'a permis de survivre au début de mon séjour à Montréal, quand les autres ne voyaient qu'en moi qu'un nègre de plus. Quelqu'un quelque part, dans une petite maison à Port-au-Prince, a toujours pensé que j'étais un prince.

Page 105, Édition Serpent à plumes, collection Motifs
Bonne lecture,
Dany Laferrière, Pays sans chapeauÉdition Serpent à plumes, collection Motifs, 1ère parution en 1997, 276 pages
Voir le ressenti de Pralineries, Phil, Cécile Quoide9? (dont je partage totalement la conclusion), Biblioblog
Photo Dany Laferrière - Copyright © 2009 Beowulf Sheehan/PEN American Center