Dans l’empire d’Azad, le pouvoir se conquiert à travers un jeu multiforme. Jeu de stratégie, jeu de rôle, jeu de hasard, le prix en est le trône de l’Empereur.
Gurgeh est le champion de la Culture, une vaste société galactique, pacifique, multiforme, anarchiste, tolérante, éthique et cynique où le jeu est considéré comme un art majeur.
S’il gagne, la paix sera sauvée entre la Culture et Azad.
S’il perd…
C’est avec sa verve coutumière et son sens de l’exotisme tout aussi caractéristique que Iain M. Banks nous décrit le périple de Gurgeh au sein de l’Empire d’Azad. Pourtant, et c’est là l’aspect le plus marquant du roman, cette histoire n’est au final qu’un prétexte pour faire une critique acerbe de notre temps.
Car cet Empire d’Azad n’est jamais qu’un reflet de notre présent où, plus ou moins marquées selon les nations, règnent les passions les plus obscures avec leur cortège obligé de pratiques répréhensibles ; sans ordre précis, on peut citer le chantage, la corruption, la propagande, la violence des autorités comme celle des marchés, les divers moyens de pression et tous ces autres aspects de notre époque qui remplissent régulièrement les pages des journaux – même si ces derniers ne peuvent nous parler de tout. Comme quoi, peu de choses différencient aujourd’hui d’hier…
Bref, l’originalité réside ici dans le portrait brossé de notre temps : bâti tout entier sur le jeu, l’Empire d’Azad représente tout ce qu’il y a d’injuste dans un modèle social reposant sur une forme quelconque de hiérarchie où ceux qui sont haut placés imposent leurs vues sur ceux qui sont plus bas sur l’échelle sociale. Si ce modèle aristotélicien reste caractéristique de toutes les sociétés observées au cours de l’Histoire, il n’en demeure pas moins critiquable pour les sommes astronomiques d’injustices, de rancœurs, de haines et de conflits plus ou moins larvés qu’il suscite. Hélas, fonder une civilisation sur un autre système plus satisfaisant s’est toujours avéré un doux rêve, au mieux, ou bien une franche utopie, au pire (1).
Pourtant, le discours est ici moins politique que systémique. Car si Banks décrit un modèle social tout entier basé sur le jeu, c’est pour mieux dénoncer un des excès majeurs des systèmes aristotéliciens : ce hasard qui permet de bénéficier de plus ou moins d’appuis dans son ascension sociale ; hasards de la naissance, hasards des relations personnelles, hasards des parcours étudiants qui donnent ou non certaines opportunités d’entrée de jeu, hasards des accidents de la vie, etc. Tous ces éléments sont autant de facteurs décisifs dans l’évolution d’une personne au sein d’une société donnée, et quelle que ce soit l’organisation de celle-ci dans la distribution des cartes. Hors, ce terme de « hasard » n’est jamais qu’un synonyme de « chance »…
C’est là que la comparaison avec l’Empire d’Azad prend tout son sens. Car, en tant que meilleur joueur de jeu de la Culture, Gurgeh sait très bien comme la chance peut jouer un rôle majeur dans une partie d’un jeu quelconque – c’est d’ailleurs le point de départ d’une de ses préoccupations essentielles : concevoir un jeu d’où toute forme de chance serait bannie, afin que le joueur obtienne la victoire par son habileté seule et non à travers l’aide d’un coup du sort ; un jeu où la Raison à elle seule l’emporterait toujours sur les fureurs aveugles du Destin. Un jeu assez utopique somme toute (2).
Pourtant, Gurgeh a de la chance à revendre – ce dont il est douloureusement conscient d’ailleurs – ; c’est même ce qui l’empêche de comprendre dans un premier temps toute l’horreur de l’Empire d’Azad : comme tous ceux que le destin a fortuné, il ne réalise pas à quel point il est… chanceux, justement. Ce sera pour lui l’occasion d’une remise en question pour le moins fondamentale, mais elle n’aura que peu d’impact sur le déroulement du récit puisque celui-ci est entre les mains de divinités fondamentales qui ne sourient qu’à certains – comme dans toutes parties de jeu dignes de ce nom.
Si le thème du jeu n’a pas été introduit par Banks dans la littérature de science-fiction – le Loterie Solaire de Philip K. Dick vient tout de suite à l’esprit, et on peut en citer d’autres – il prend néanmoins ici un aspect tout à fait inattendu dans un roman de space opera où, habituellement du moins, règne surtout la volonté de dépayser le lecteur. Ici, et dans la plus pure tradition des Lettres Persanes de Montesquieu, le point de vue d’un spectateur étranger à une société fictive est surtout l’occasion d’une critique acerbe et pertinente de notre présent et de ses excès.
(1) d’où ce terme « utopie » d’ailleurs, qui signifie littéralement « nulle part » : ce procédé littéraire fut souvent utilisé par de nombreux auteurs de la Renaissance afin d’éviter la censure de leur temps à une époque où la gouvernance s’exerçait d’une manière somme toute pas très différente que dans cet Empire d’Azad servant de toile de fond à ce roman.
(2) même aux Échecs la chance ne peut être écartée : c’est un choix aveugle des joueurs, c’est-à-dire un choix hasardeux, qui donnera à l’un ou à l’autre la possibilité d’ouvrir la partie – ce qui constitue un avantage considérable.
Note :
Ce roman est le second volume en langue anglaise du cycle de la Culture, même s’il fut publié en France avant le premier, Une Forme de guerre – volume par ailleurs déjà chroniqué sur ce blog.
L’Homme des jeux (The Player of Games, 1988), Iain M. Banks
Livre de Poche, collection SF n° 7185, janvier 2008
480 pages, env. 6 €, ISBN : 2-253-07185-4
- d’autres avis : nooSFère, Quarante-Deux, ActuSF, Ma Bibliothèque
- la préface de Gérard Klein