Contre l’avis de la Société des Guides, Criss avait décidé d’explorer seul une voie dans le Tempter’s Mount par la face réputée indomptée qu’on appelle pour cette raison la Joue de Dieu. Il avait atteint deux mille mètres et sortait de la zone boisée, quand il aperçut une marmotte se grattant l’oreille au pied du dernier mélèze. Le rire du skieur, en ce 2 février, devint brusquement si sonore, si mythologiquement répercuté par les échos jusqu’aux deux bouts de la chaîne, qu’une avalanche se déclencha dans les hauts.
Ce fut d’un coup comme si le mont dégrafait sa cuirasse, et qu’il la fît glisser de sa poitrine à ses pieds avec une désinvolture de général victorieux. Mais Criss était de ces hommes pour qui la vie ne trouve son prix que dans le risque aigu de la perdre. On verrait bien qui vaincrait, d’une musculature aguerrie menée par un cerveau de mammifère supérieur ou d’un amas gelé d’H2O régi par les seules lois de la physique. Au lieu donc de défier le destin à la course en s’élançant tout schuss devant la coulée, le skieur prit le temps d’une observation stratégique, c’est-à-dire la seconde nécessaire à ce familier de la montagne pour prendre une direction. Sa science lui dictait de filer à gauche, mais il nota que trois chamois déguerpissaient à droite. Confiant en l’instinct animal, Criss allait les imiter, quand il crut discerner que les bêtes en fuyant regardaient dans sa direction. Il trouva ce coup d’œil suspect, flaira le complot, s’élança à gauche. L’avalanche, feintée comme un buteur de penalty par un fin goal, éprouva le cuisant dépit qui la fit fondre à mi-pente.
Cependant, sur ses skis d’ailes d’ange fartés d’amour-propre, Criss avait eu le temps de foncer assez pour esquiver de justesse la ruée blanche. Seule l’extrême frange de la neige l’effleura, mais encore assez violemment pour l’envoyer rouler jusqu’à l’entrée d’une faille. Et c’est là que commence vraiment l’aventure, mais d’une sorte particulière, qui décourage vite la narration. On dira seulement que le skieur fut emporté sur le dos comme en un bobsleigh. La chute est longue, cinglée de fulgurances où l’enfance fait signe, et tous les actes de la vie dans l’ordre, mille images d’honneur et de honte, d’ardeur et d’ennui, de doute et de confiance jusqu’à cette dernière course.
Après maintes circonvolutions dans l’épaisseur opaque, le voilà enfin déposé au centre d’une nef luminescente. Du cœur du froid un bien-être irradie, une paix jusqu’à l’os qui fait juger misérables les frissons de la peau du monde. Des cariatides de glace sont les piliers de la voûte. C’est comme une cathédrale extatique sans déité, à moins que l’Etre ne soit précisément ce froid pur sans musique et sans mots.
En considérant les piliers de plus près, Criss reconnaît sa mère, son père, toute une parentèle accueillante dans la clarté bleue filtrant du dôme. Sa tentation est immense de répondre aux sourires, d’étreindre les aimés, de devenir pilier à son tour au palais de cristal. Mais une voix chère objecte en lui que l’état de glace doit attendre, qu’il lui reste une ou deux choses à finir au soleil. « Sors ! Trouve la porte du retour ! » Crier. Lancer son cri comme une balle contre la paroi : là où le cri ne sera pas réverbéré, là s’ouvrira la bouche du salut. Après maints lancers, quand il n’y croyait plus, juste derrière le pilier maternel, la balle du cri ne revint pas : il approcha du point sourd et fut happé.
On a découvert Criss hier, en bas de la vallée, dans la cour de l’auberge Au Golden Lord, juste à côté du puits. Inconscient, trois doigts gelés mais vivant. Dans quelques jours, il expliquera mieux que moi s’il veut le mystère de sa chute, et s’il plaît à Dieu le secret de son échappée. Quoi qu’il en soit, nous aurons de belles agapes, car il y a toujours grand plaisir à retrouver un confrère qu’on a cru mort.
Les poissons mangent la nuit, octobre 2009 – mars 2010
Arion