Là, tout naturellement, IL s'est mis à parler de choses qui m'étaient totalement inconnues jusqu'alors. Non pas que je ne m'y sois pas intéressée, mais il y a toujours eu cette pudeur entre nous qui entrave les mots.
Cependant, pour assouvir la curiosité de Jules, et certainement aussi pour le remercier de son intérêt, IL a raconté.
Cette oppression politique permanente qui plombait toute envie d'avoir des projets et de vivre en liberté.Ce désir naturel de fonder une famille, de donner toutes les chances possibles à ses enfants d'avoir une vie meilleure que la sienne.L'appel du large se concrétisant par une proposition de contrat de travail à 2000 km de son village natal, qu'IL avait déjà quitté pendant 2 ans pour aller faire la guerre en Afrique.Les 48h passées dans un train pour changer de pays, la boule au ventre certainement à l'idée de débarquer dans un pays si lointain, dont IL ne parlait même pas la langue.L'arrivée dans cette ville froide et pluvieuse où IL a pu retrouver son frère, seul lien qu'il lui restait avec ses racines.La difficulté de communiquer avec les autochtones, méfiants, peu avenants.Ses premiers pas dans le monde du travail en terre étrangère, l'incompréhension avec le patron, l'engueulade, la fuite quelques semaines plus tard.L'errance : non, ça, IL ne l'a pas raconté, mais je l'ai deviné dans son regard : combien de temps a-t-IL dormi sous les ponts?L'arrivée dans une nouvelle ville, la recherche d'un logement, les portes qu'on lui claque au nez.Comment IL a trouvé un nouveau travail et accepté, en plein hiver, de dormir dans une cabane de chantier, sans chauffage, avec juste de l'eau froide pour faire sa toilette.La recherche d'un logement, à nouveau, et le sésame magique qui lui ouvre enfin les portes : "JE PAIE D'AVANCE", prononcé avec un fort accent étranger qui ne laissait aucun doute sur sa différence.
Et puis, enfin. ENFIN. La stabilité. Un CDI. Une jeune fiancée qui l'attendait au pays et qui le rejoint, anxieuse de ne pas revoir son bien aimé. Mais LUI n'avait qu'une parole : "je pars chercher du travail, une maison, puis je reviendrai te chercher". Elle lui a fait confiance et elle a eu raison. Un premier enfant, un deuxième enfant. Et la vie devient enfin un long fleuve tranquille pour cet homme qui a traversé tant d'épreuves pour en arriver là.
Sans jamais oublier d'où IL vient. Sans jamais manquer de respect à qui que ce soit. Acceptant de se fondre dans la masse, du moment qu'on ne lui demande pas de renoncer à sa dignité et... à son identité.
Têtu comme une mule, excessivement orgueilleux, pudique et distant. Mais il a quand même réussi à réaliser son rêve : que ses enfants grandissent dans un pays libre et humaniste, qu'ils s'imprègnent des notions de respect et de dignité.
Mon père, cet immigré.