Première application de la clause d'absence de " préjudice important " créée par le Protocole n° 14
par Nicolas Hervieu
Pour la première fois depuis l'entrée en vigueur, le 1er juin 2010, du Protocole n° 14 (v. Actualités droits-libertés du 1er juin 2010la Cour européenne des droits de l'homme a utilisé la clause dite de l'absence de " préjudice important " pour déclarer irrecevable une requêteArt. 35.3 : " La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l'article 34 lorsqu'elle estime[...]b) que le requérant n'a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l'homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond et à condition de ne rejeter pour ce motifaucune affaire qui n'a pas été dûment examinée par un tribunal interne".
Cette nouvelle condition de recevabilité a été créée afin " de fournir à la Cour un outil supplémentaire qui devrait l'aider dans son travail de filtrage et lui permettre de consacrer plus de temps aux affaires qui justifient un examen au fond ", ceci étant " jugé[...] nécessaire au vu de la charge de travail toujours croissante de la Cour " (§ 77 et 78 du Rapport explicatif du Protocole n° 14). Cette première décision sur la recevabilité présente donc un important intérêt en ce que, précisément, il était envisagé lors de sa création que " les Chambres de la Cour " devraient, à son sujet, " développ[er] des principes jurisprudentiels clairs, de nature objective et pouvant être appliqués directement " (§ 79 du rapport explicatif).
En l'espèce, un ressortissant roumain avait initié une action contre une société privée de transport et demandait à cette occasion 90 euros de dommages-intérêts pour les désagréments subis lors d'un voyage qui lui avait coûté 190 euros. Le tribunal de première instance saisi rejeta cette demande. Puis le pourvoi formé devant la Haute Cour de cassation et de justice roumaine fit également l'objet d'un rejet " au motif qu[e le requérant] n'indiquait pas les motifs d'illégalité reprochés au jugement du tribunal de première instance " (§ 11). Enfin, une contestation de cet arrêt de la Haute Cour fut déposée par l'intéressé, toujours devant la même Haute Cour et toujours en vain.
Parmi les griefs de violation des articles 6 (droit à un procès équitable) et 13 (droit à un recours effectif), le premier est, assez classiquement, rejeté comme manifestement mal fondé (§ 21-22 - recevabilité des preuves et motivation du jugement de premier instance - Art. 35.3 a). Mais c'est le second grief, relatif à l'accès à un tribunal - en l'occurrence la Haute Cour de cassation et de justice - (§ 27), qui présente ici le plus d'importance puisqu'il constitue le terrain de la première application de la clause d'absence de " préjudice important ". En effet, après avoir rapidement écarté les autres motifs classiques d'irrecevabilité (§ 29) et " eu égard à l'entrée en vigueur du Protocole no 14, de la Convention amendée ", " la Cour estime nécessaire d'examiner d'office s'il y a lieu d'appliquer en l'espèce le nouveau critère de recevabilité prévu par l'article 35 § 3 b) " (§ 30). Partant, ce qui est significatif, d'un extrait du rapport explicatif qui souligne l'apport de ce nouveau critère en termes de rapidité de traitement des affaires (§ 31), la juridiction strasbourgeoise analyse successivement les trois conditions dudit critère. La première - l'absence d'un préjudice important - est source d'irrecevabilité de la requête. Mais les deuxième et troisième peuvent jouer le rôle de- ou de rattrapage - et ainsi atténuer la sévérité de ce motif de rejet :
1°/- Après l'avoir qualifié de " principal élément de ce nouveau critère " (§ 32), la Cour souligne que cette " notion de "préjudice important" n'a [...] pas fait à ce jour l'objet d'une interprétation " (§ 33). Toutefois, de façon remarquable, un renvoi est effectué aux " références [qui] ont été faites dans les opinions dissidentes exprimées " dans divers arrêts (" Debono c. Malte, no 34539/02, 7 février 2006 ; Miholapa c. Lettonie, no 61655/00, 31 mai 2007 ;O'Halloran et Francis c. Royaume-Uni [GC], nos 15809/02 et 25624/02, CEDH 2007‑VIII et Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, CEDH 2009‑.. " - sur ce dernier arrêt, v. Actualités Droits-Libertés du 16 octobre 2009 et CPDH du 18). Dans ces affaires, toutes relatives à l'article 6, les juges dissidents ont évoqué le nouveau critère, ce que n'avait pu faire la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 14. Pourtant, des juges dissidents ont estimé à propos de certaines solutions que la Cour avait " appliqu[é] ce critère par anticipation à une catégorie particulière d'affaires " (Opinion dissidente du juge Myjer, § 8 sous O'Halloran et Francis c. Royaume-Uni, préc.). Plus encore, dans le présent arrêt, les juges européens indiquent que " le faible montant litigieux a été l'élément décisif qui a conduit la Cour à déclarer récemment une requête irrecevable (voir, Bock c. Allemagne (déc.), no 22051/07, 19 janvier 2010) " (§ 33). Cette ensemble de références conduit la Cour à juger que " l'absence d'un tel préjudice [important] renvoie à des critères tels que l'impact monétaire de la question litigieuse ou l'enjeu de l'affaire pour le requérant " (§ 33). En conséquence, en l'espèce, la Cour considère, dans l'absolu d'abord, que " le préjudice financier " en cause " était réduit " (90 euros) et, relativement à la situation du requérant ensuite, que ce dernier ne " se trouvait [pas] dans une situation économique telle que l'issue du litige aurait eu des répercussions importantes sur sa vie personnelle " (§ 35). Dès lors, il est jugé que ce dernier " n'a pas subi un "préjudice important" dans l'exercice de son droit d'accès à un tribunal " (§ 36)
2°/- La deuxième condition visée à l'article 35.3 b) est aussi la première possibilité de rattrapage pour un grief menacé par le constat d'absence de préjudice important. Pour ce faire, il importe de déceler que " le respect des droits de l'homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond ". Comme l'indique ici la Cour, dans la lignée du rapport explicatif (§ 81), cette idée n'est pas nouvelle puisqu'il s'agit d'une reprise textuelle de l'article 37.1 qui prévoit que la radiation d'une requête peut être évitée pour ce motif. En conséquence, les juges transposent à l'article 34.3 b) la jurisprudence strasbourgeoise développée à ce sujet et rappelle que " le respect des droits de l'homme n'exige pas la poursuite de l'examen de la requête lorsque, par exemple, la législation pertinente a été modifiée et que des questions similaires ont déjà été résolues dans d'autres affaires portées devant elle " (v.Cour EDH, G. C. 30 mars 2009, Leger c. France, Req. n° 19324/02 - Actualités Droits-Libertés du 30 mars 2009 etCPDH même jour). Or, tel est le cas en l'espèce car la Cour estime que " l'affaire ne présente plus qu'un intérêt historique " (§ 39), puisque la procédure litigieuse ayant fait obstacle à l'accès au tribunal a été abrogée (§ 38), et que sa jurisprudence à ce sujet est déjà conséquente (§ 39).
La troisième condition - et seconde possibilité de rattrapage - réside dans l'exigence " que l'affaire ait été "dûment examinée" par un tribunal interne " (§ 40). Les juges européens considèrent également que ce fut le cas en l'espèce car " l'action du requérant a été examinée sur le fond par le tribunal de première instance de Bucarest " et il " a eu la possibilité de soulever ses moyens dans le cadre d'un débat contradictoire devant au moins une juridiction interne " (§ 40). Cette dernière solution apparaît cependant très contestable. Certes, l'affaire initiale a bien fait l'objet d'un examen par le juge de première instance. Mais l'on voit mal comment le tribunal de première instance a pu examiner le grief de défaut d'accès à... la Haute Cour de justice, grief qui est pourtant seul l'objet de l'application de ce nouvel article 34.3 b) conduisant à la déclaration d'irrecevabilité de la requête (§ 41). En raisonnant ainsi, la Cour vide de sa substance cette seconde " clause de sauvegarde " puisqu'aucun juge - interne comme européen - n'a examiné au fond ce grief au cœur du litige alors que cette clause était pourtant justifiée par le principe de subsidiarité (v. § 82 du rapport explicatif : " cette clause, qui reflète le principe de subsidiarité, garantit qu'aux fins de l'application du nouveau critère de recevabilité toute affaire fera l'objet d'un examen juridictionnel, soit sur le plan national, soit sur le plan européen ").
Cette première décision n'apaisera donc certainement pas les critiques qui ont pu être formulées contre le principe même de l'introduction, parmi les règles de recevabilité d'une requête devant la Cour européenne des droits de l'homme, de l'adage "de minimis non curat praetor". Mais au-delà, et malgré une rédaction ici assez pédagogique, il importe évidemment d'attendre que " s'écoule [...] un certain temps avant que les Chambres et la Grande Chambre de la Cour n'aient établi des principes jurisprudentiels clairs quant au fonctionnement du nouveau critère dans des cas concrets " (§ 84 du rapport explicatif).
Les lettres d'actualité droits-libertés du CREDOF sont protégées par la licence Creative Common