Philippe Blanchon : le poète et son ombre, par René Noël

Par Florence Trocmé

 La poésie a pour vertu de nous étonner à partir de la langue commune qu'elle régénère. Et cet étonnement est souvent double, puisqu'en même temps que nous comprenons en la lisant que la surprise attendue n'a rien d'extraordinaire, cet inattendu au plus près de nous, ombre qui nous suit et grandit avec nous toute notre vie, nous fait ressentir autrement les mots que nous parlons chaque jour, sans nous apercevoir que nous participons à ce fleuve commun du langage qui nous est transmis à la naissance. Il suffit de penser à la redécouverte de soi-même que bien des personnes éprouvent en apprenant une langue étrangère, à un dictionnaire étymologique, au livre des mutations des chinois où chacune des situations possibles et vécues par l'espèce humaine, dans son stade de développement actuel, c'est à dire depuis des millénaires jusqu'à aujourd'hui, parle à tous et à chaque personne qui l'ouvre et désire y lire l'avenir proche vers lequel elle tend, ou à la polysémie de toute parole que nous prononçons le jour et la nuit lorsque nous rêvons, pour comprendre l'action du poème.  
 
 Philippe Blanchon est poète en ce sens que ses livres parlent la langue commune qu'il taille, sculpte, rendant manifeste qu'il appartient à cette communauté de poètes d'aujourd'hui, qui écrit, vit et respire avec nous, attentif aux mémoires, au présent des usages anciens et modernes des lexiques, rythmes, prosodies pratiquées, qu'il prolonge par ses propres apports. Cette familiarité que le lecteur éprouve à la lecture de ses livres, est d'autant remarquable, qu'au lieu de pratiquer une neutralisation des genres (ainsi que nombre de poètes contemporains, oscillant entre la saillie aphoristique, littérale ou empruntant certains traits de leur proésie à la description scientifique, au brouillon, à la sotie précipitée, font de cette neutralité leur milieu) Philippe Blanchon a entrepris un cycle où des personnages vivent, correspondent d'époques en époques, que lui-même nomme nouvelle fiction, deux livres de ce cycle la nuit jetée et Capitale sous le neige ayant été publiés à ce jour. 
 
 La singularité de Philippe Blanchon, puisqu'à ma connaissance il est le seul en notre langue aujourd'hui à pratiquer la poésie selon un genre faisant évoluer et mêlant d'une manière inédite le lyrisme et l'épopée, consiste, ainsi que la plupart des romanciers ou nouvellistes l'effectuent, à ajouter des qualités, par les liens, les correspondances que les personnages entretiennent entre eux. A rebours donc de toute écriture fragmentaire, de la dispersion, ou de contraires disséminés dans l'espace de la page, cette poésie n'en participe pas moins que ces héritiers des écrivains et poètes du choc des contraires, qui font entrer en collisions les réalités banales et les symboles parfoisdésincarnés de la poésie afin de ranimer les mots, au laboratoire de la langue, Philippe Blanchon forgeant non moins que ses contemporains qu'il lit, ses vers à la lumière de ceux-ci et des avant-garde qu'il cite, nuance, ses propres inventions explicitement issues des restitutions et interprétations qu'il en fait. Cette mesure propre à ce poète, ainsi que chacun a son corps et son ombre particuliers, confirme ainsi, pour la grande jubilation du lecteur, ce fait noté en ouverture de ces lignes, à savoir que la poésie rectifie ce que nous pensons à propos de l'étonnement. S'étonner revient à comprendre que ce que nous entendons habituellement par étonnement manque sa cible. Et pourtant cette compréhension, loin de nous décevoir, accapare notre intérêt, nous fait plonger dans un monde, celui de notre silhouette que la lumière projette derrière nous ainsi qu'il en va pour chaque personne, paysage quotidiennement. 
 
 Jacques, Mary, Jan, Jean, Ulysse, Lord Philipp, ont chacun leur voix reconnaissable, leurs correspondances, trouvant des durées particulières, des transitions qui nous mènent aussi certainement à travers les âges, sans pour autant que des dates, des époques soient formellement citées (à l'exception d'un 10 novembre) même si les saisons sont présentes, chacune étant peinte selon sa gravité propre, propice à l'éclosion des métamorphoses des personnages de cette fiction. La place - mais le lecteur trouvera de toute façon vite ses marques dans ce monde neuf - manque ici pour préciser combien les évolutions autour de provinces, l'ambassade de Jacques centrale, et Mary part féminine et poésie miroir du langage, se déclinent dans ces deux livres. Tout juste peut-on malgré tout préciser les innovations mises en place dans la nuit jetée, dernière partie du premier livre qui lui donne son titre et représente le centre de cette expérience de la poésie où, en même temps que les rythmes, scansions poétiques se transforment, les personnages dressent leurs territoires abstraits, manière qui est la nôtre à notre époque où chacun, dans la radicalisation de ses propres obsessions, correspond avec autrui, alors que dans la partie qui ouvre ce premier livre, les sujets s'effacent d'une manière plus prononcée, afin de se rassembler. Rassemblement qui ne correspond pas à une résolution d'intrigue, ou à une levée de suspens, mais parvient à établir une constellation dont les individualités, loin de s'ignorer ou de renoncer à une part d'elles-mêmes, au contraire précisent leurs positions, ainsi que des planètes, étoiles, dans le cosmos. Cette évolution ''sans progrès'' à travers laquelle l'épopée et le lyrisme se croisent et se fécondent répond à cette injonction de Rimbaud, écrivant que la poésie devrait être à l'avenir subjective de part en part, pour être pleinement partagée par chacun.  
 
Deux autres livres de ce poète, Le reliquat de santé et Janvier, bien que n'appartenant pas à proprement à ce cycle, confirment cette singularité affirmée dans l'écriture de cette suite. Où une invitation à se laisser contaminer par la poésie, dans les mêmes dispositions où le monde et le moi s'entretiennent, nous est transmise, nous donnant à entendre que c'est bien de vie concrète de son auteur qu'il s'agit. Ce qui ne peut que confirmer que la poésie loin d'être trépassée, se perpétue avec toute la santé nécessaire à ses offices modernes. 
 
par René Noël 
 
 
 
 
Philippe Blanchon : la nuit jetée, fond Comp'Act, l'Act Mem, 2005, Capitale sous la neige, l'Act Mem, 2009 - Le Reliquat de Santé, La Courtine, 2005 Janvier, La Part Commune, 2009