La poésie a pour vertu de nous
étonner à partir de la langue commune qu'elle régénère. Et cet étonnement est
souvent double, puisqu'en même temps que nous comprenons en la lisant que la
surprise attendue n'a rien d'extraordinaire, cet inattendu au plus près de
nous, ombre qui nous suit et grandit avec nous toute notre vie, nous fait
ressentir autrement les mots que nous parlons chaque jour, sans nous apercevoir
que nous participons à ce fleuve commun du langage qui nous est transmis à la
naissance. Il suffit de penser à la redécouverte de soi-même que bien des
personnes éprouvent en apprenant une langue étrangère, à un dictionnaire
étymologique, au livre des mutations des chinois où chacune des situations
possibles et vécues par l'espèce humaine, dans son stade de développement
actuel, c'est à dire depuis des millénaires jusqu'à aujourd'hui, parle à tous
et à chaque personne qui l'ouvre et désire y lire l'avenir proche vers lequel
elle tend, ou à la polysémie de toute parole que nous prononçons le jour et la
nuit lorsque nous rêvons, pour comprendre l'action du poème.
Philippe Blanchon est poète en ce sens que ses livres parlent la langue commune
qu'il taille, sculpte, rendant manifeste qu'il appartient à cette communauté de
poètes d'aujourd'hui, qui écrit, vit et respire avec nous, attentif aux
mémoires, au présent des usages anciens et modernes des lexiques, rythmes,
prosodies pratiquées, qu'il prolonge par ses propres apports. Cette familiarité
que le lecteur éprouve à la lecture de ses livres, est d'autant remarquable,
qu'au lieu de pratiquer une neutralisation des genres (ainsi que nombre de
poètes contemporains, oscillant entre la saillie aphoristique, littérale ou
empruntant certains traits de leur proésie
à la description scientifique, au brouillon, à la sotie précipitée, font de cette
neutralité leur milieu) Philippe Blanchon a entrepris un cycle où des
personnages vivent, correspondent d'époques en époques, que lui-même nomme nouvelle fiction, deux livres de ce
cycle la nuit jetée et Capitale sous le neige ayant été publiés
à ce jour.
La singularité de Philippe Blanchon, puisqu'à ma connaissance il est le seul en
notre langue aujourd'hui à pratiquer la poésie selon un genre faisant évoluer
et mêlant d'une manière inédite le lyrisme et l'épopée, consiste, ainsi que la
plupart des romanciers ou nouvellistes l'effectuent, à ajouter des qualités,
par les liens, les correspondances que les personnages entretiennent entre eux.
A rebours donc de toute écriture fragmentaire, de la dispersion, ou de
contraires disséminés dans l'espace de la page, cette poésie n'en participe pas
moins que ces héritiers des écrivains et poètes du choc des contraires, qui
font entrer en collisions les réalités banales et les symboles parfoisdésincarnés de la poésie afin de ranimer les
mots, au laboratoire de la langue, Philippe Blanchon forgeant non moins que ses
contemporains qu'il lit, ses vers à la lumière de ceux-ci et des avant-garde
qu'il cite, nuance, ses propres inventions explicitement issues des
restitutions et interprétations qu'il en fait. Cette mesure propre à ce poète,
ainsi que chacun a son corps et son ombre particuliers, confirme ainsi, pour la
grande jubilation du lecteur, ce fait noté en ouverture de ces lignes, à savoir
que la poésie rectifie ce que nous pensons à propos de l'étonnement. S'étonner
revient à comprendre que ce que nous entendons habituellement par étonnement
manque sa cible. Et pourtant cette compréhension, loin de nous décevoir,
accapare notre intérêt, nous fait plonger dans un monde, celui de notre
silhouette que la lumière projette derrière nous ainsi qu'il en va pour chaque
personne, paysage quotidiennement.
Jacques, Mary, Jan, Jean, Ulysse, Lord Philipp, ont chacun leur voix
reconnaissable, leurs correspondances, trouvant des durées particulières, des
transitions qui nous mènent aussi certainement à travers les âges, sans pour
autant que des dates, des époques soient formellement citées (à l'exception
d'un 10 novembre) même si les saisons sont présentes, chacune étant peinte
selon sa gravité propre, propice à l'éclosion des métamorphoses des personnages
de cette fiction. La place - mais le
lecteur trouvera de toute façon vite ses marques dans ce monde neuf - manque
ici pour préciser combien les évolutions autour de provinces, l'ambassade de
Jacques centrale, et Mary part féminine et poésie miroir du langage, se
déclinent dans ces deux livres. Tout juste peut-on malgré tout préciser les
innovations mises en place dans la nuit
jetée, dernière partie du premier livre qui lui donne son titre et
représente le centre de cette expérience de la poésie où, en même temps que les
rythmes, scansions poétiques se transforment, les personnages dressent leurs
territoires abstraits, manière qui est la nôtre à notre époque où chacun, dans
la radicalisation de ses propres obsessions, correspond avec autrui, alors que
dans la partie qui ouvre ce premier livre, les sujets s'effacent d'une manière
plus prononcée, afin de se rassembler. Rassemblement qui ne correspond pas à
une résolution d'intrigue, ou à une levée de suspens, mais parvient à établir
une constellation dont les individualités, loin de s'ignorer ou de renoncer à
une part d'elles-mêmes, au contraire précisent leurs positions, ainsi que des
planètes, étoiles, dans le cosmos. Cette évolution ''sans progrès'' à travers
laquelle l'épopée et le lyrisme se croisent et se fécondent répond à cette
injonction de Rimbaud, écrivant que la poésie devrait être à l'avenir
subjective de part en part, pour être pleinement partagée par chacun.
Deux autres livres de ce poète, Le
reliquat de santé et Janvier,
bien que n'appartenant pas à proprement à ce cycle, confirment cette
singularité affirmée dans l'écriture de cette suite. Où une invitation à se laisser contaminer par la poésie,
dans les mêmes dispositions où le monde et le moi s'entretiennent, nous est
transmise, nous donnant à entendre que c'est bien de vie concrète de son auteur
qu'il s'agit. Ce qui ne peut que confirmer que la poésie loin d'être trépassée,
se perpétue avec toute la santé nécessaire à ses offices modernes.
par René Noël
Philippe Blanchon : la nuit jetée,
fond Comp'Act, l'Act Mem, 2005, Capitale
sous la neige, l'Act Mem, 2009 - Le
Reliquat de Santé, La Courtine, 2005 Janvier,
La Part Commune, 2009