La France dans le bleu

Publié le 28 juin 2010 par Journalautredefinition

Un nouvel article sur les Bleus ? Le Journal Autre Définition a hésité : tant de bêtises ont déjà été dites sur les bêtises du onze tricolore ! Mais qu’on le veuille ou non, le sujet est désormais politique puisqu’il a pris les proportions d’une affaire d’Etat, conduisant même les instances internationales à menacer la France de sanctions si notre Gouvernement se montrait trop interventionniste.
Admettons-le : le football est un sport qui se joue et qui se commente, cela fait partie de sa magie. Freud pensait que les époux ne sont jamais seuls dans un lit, il aurait aussi bien pu dire qu’on est toujours plus de vingt-deux dans un stade : des millions de spectateurs projettent leurs rêves, leurs fantasmes – et parfois leurs réflexions – sur les mouvements des joueurs. Il y aurait beaucoup de présomption à prétendre rester à l’écart de cette passion collective.
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Que signifie l’incroyable spectacle que les Bleus ont donné en Afrique du Sud ?
Décidément, la France ne fait rien comme les autres pays : nos joueurs ne se sont pas contentés d’une élimination au premier tour, ce qui après tout fait partie de la compétition. Ils ont scandalisé par leur peu d’envie de jouer, par une « mutinerie » qui ressemble à un caprice d’enfants gâtés et constitue sans doute la seule grève des annales de la Coupe du monde, et peut-être encore plus en laissant deviner au sein de l’équipe des haines de clan, voire des lignes de fracture raciales.
Laissons de côté, d’abord, les fausses explications. L’argent n’est pas responsable. Les stars qui évoluent sous le maillot portugais, allemand ou argentin ne sont pas moins bien payées que les membres de l’équipe de France et elles ne tombent pas dans les mêmes travers. A l’inverse, il est probable que si l’Afrique du Sud est le premier pays organisateur éliminé au tour préliminaire, elle le doit d’abord à la relative pauvreté de ses joueurs et à leur éloignement des grands circuits du sport professionnel.
Les mêmes qui dénoncent aujourd’hui la faillite de « l’argent-roi » seront les premiers demain à déplorer l’assise financière trop faible des clubs français ou à défendre les niches fiscales qui permettent d’offrir aux footballeurs de l’Hexagone des rémunérations comparables à celles de leurs homologues étrangers !
Peut-être même le football français a-t-il besoin de faire davantage de place aux capitaux, ou en tout cas de s’adapter aux montants qu’il brasse. Le psychodrame récent ressemble à une crise de croissance : sans perdre leur ancrage dans le sport amateur, les structures nationales doivent se dépêcher de reconnaître les réalités du football professionnel.
Accessoirement, il apparaît que le « marché » a été beaucoup plus efficace que les instances de régulation pour sanctionner les responsables du fiasco. La réaction des sponsors ne s’est pas fait attendre. Celle des clubs sera aussi sévère : au prix où se concluent les transferts, ils seront très attentifs à savoir ce qui s’est réellement passé dans le groupe des Bleus et hésiteront sans doute à recruter des joueurs dangereux pour l’harmonie du collectif ou pour l’image de leur équipe. Les responsables du happening sud-africain ont sans doute plus de soucis à se faire pour leur avenir en club qu’au sein de l’équipe de France.
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Que révèle, alors, la déroute des Bleus ? Peut-être rien du tout : après tout, ce ne sont jamais que quelques jeunes qui jouent au ballon.
Mais on peut aussi y voir la marque de dysfonctionnements, qui mettent d’ailleurs plus en cause la société française que les joueurs eux-mêmes. Voulant éviter toute sur-interprétation, le Journal Autre Définition les livre à ses lecteurs sous forme de questions.
1° Sommes-nous trop indulgents avec les responsables qui ont failli ? L’équipe de France n’aurait probablement pas atteint ce degré de décomposition si Raymond Domenech avait été remercié après le fiasco de 2008 (on rappellera que les Bleus avaient alors été éliminés de l’Euro au premier tour à l’issue d’un match nul et de deux défaites – déjà…). Beaucoup d’observateurs font remonter les difficultés actuelles à ce péché originel. Il est clair en tout cas que les Bleus ont vécu depuis deux ans avec un sélectionneur fragilisé, dépourvu de réelle autorité sur son groupe, et que cela a pesé sur le climat interne de l’équipe.
Gardons-nous bien sûr des généralisations, mais la France semble avoir beaucoup de mal à se débarrasser d’un responsable ayant échoué ou manifestement fauté. Elle n’est pas le seul pays dans ce cas, mais elle fait partie de ceux où la tolérance vis-à-vis des élites est la plus poussée. Pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, on peut voir une ministre convaincue d’avoir perçu illégalement des allocations non seulement maintenue dans ses fonctions, mais expressément chargée de la lutte contre la fraude aux prestations sociales (nous avons bien conscience en écrivant ces lignes qu’elles ne permettent qu’à une minorité de lecteurs d’identifier l’intéressée, ce qui montre au passage le peu d’attention que l’opinion accorde à ces « détails »).
Est-ce un trait spécifiquement français ? Faut-il y voir un reste de notre culture d’ancien régime - ou la marque d’une connivence entre les membres d’une élite relativement fermée ? Est-ce l’inconstance de notre tempérament national ou le mépris dans lequel nous tenons nos dirigeants qui, paradoxalement, les protègerait puisque nous nous attendons à tout de leur part ? Est-ce dû, plus simplement, à la faiblesse de la presse écrite, qui compte peu de titres réellement indépendants ? Toujours est-il que cette indulgence à l’égard des responsables – économiques, politiques ou sportifs – constitue l’un des paradoxes de notre pays épris d’égalité.
2° Cédons-nous trop facilement aux facilités de la langue de bois ? « L’équipe de France est soudée face aux difficultés », « le refus de s’entraîner a été une décision unanime des joueurs », « Thierry Henry a rencontré à sa demande le Président de la République » : plus ces phrases sont répétées, moins elles sont crues.
Elles n’en sont pas moins reprises en boucle à l’envi, et le football n’est pas le seul domaine où les Français donnent libre cours à leur passion pour les « bobards officiels ». Il y a presque un ton de voix particulier – adopté spontanément par les journalistes parisiens, les énarques et « ceux qui savent », et imité par tous ceux qui veulent « se hisser à leur niveau » – un ton de voix pédant, péremptoire et mesuré qui signifie à peu près : « je n’en pense pas un mot, mais voyez comme je suis initié, je sais qu’il ne faut pas dire le contraire ».
Nul doute que cette omerta a fait beaucoup de mal à l’équipe de France, qu’une parole plus libre aurait permis de remédier plus tôt aux difficultés. Au lieu de cela, la vérité n’a filtré que par une « fuite anonyme ». On est en droit de penser que l’auteur de cette fuite n’était pas un traître, mais tout simplement un joueur ou un membre de l’encadrement voyant arriver le dernier match et cherchant désespéramment à briser l’emprise que Nicolas Anelka exerçait sur le sélectionneur.

S’agissant de non-dit, aucun sujet n’est dans notre société plus brûlant que celui du racisme. Y a-t-il eu, au sein de l’équipe de France, des clivages recoupant partiellement des préjugés racistes ? Nous ne le saurons pas. Comment se fait-il que la sélection n’ait comporté aucun recrue d’origine maghrébine ? Est-ce un hasard, alors qu’au moins trois joueurs  –  Benzema, Nasri et Ben Arfa – sont indiscutablement de classe internationale ? Ou est-ce parce que le groupe des Beurs était moins malléable, qu’il aurait constitué un contre-pouvoir dont ne voulait pas la faction qui s’était emparée de l’équipe de France ? Là encore, il ne sert à rien de se livrer aux suppositions.  Mais on peut trouver que les Bleus en noir et blanc de 2010 ont fait pâle figure face à la sélection « black-blanc-beur » de 1998.
La France est plus forte quand elle est unie, et l’union se construit rarement sur le mensonge ou le non-dit.
3° Sommes-nous malpolis et agressifs ? Coup de tête de Zidane, insultes d’Anelka, expulsions répétées dans les matchs critiques : les footballeurs français ne sont pas les seuls à avoir un langage fleuri, mais ils semblent avoir plus de mal encore que les autres à dominer leurs émotions.
Les étrangers ont longtemps parlé de la France comme du pays de la joie de vivre et de la politesse. Ils sont nombreux à voir aujourd’hui dans Paris la capitale de l’agressivité, et l’on ne peut pas totalement ignorer le regard des autres. Comment expliquer ce changement ? Quelles frustrations, quel stress, quelles humiliations rendent les Français d’aujourd’hui – et les Parisiens en particulier – si prompts à brandir l’insulte ou l’invective ?
Arrêtons là cet examen de conscience. L’événement ne mérite peut-être pas autant d’attention. Mais football ou pas, il y a là des questions qui relèvent de la responsabilité de chacun et ont des conséquences directes sur notre bonheur collectif.

Vincent Naon

A lire aussi :

Laurent Vallée, Le football : les lois d’un jeu, Dalloz, 2010