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Le Cochonou a gagné la guerre

Par Ernestoviolin

Concert de Richard Hawley, Nuits de Fourvière, Lyon, le 27 Juin 2010
Enfin, enfin, après des mois d'attente, voilà le moment fatidique : la première partie (un jeune gringalet du Vermont qui arrose le public avec banjo et murder ballads en faisant des pompes ou en imitant le cri d'un Frankie Teardrop) vient de plier bagages, les roadies entament la valse des câbles : d'ici quelques minutes, notre héros, Richard Hawley en personne (ou, comme diraient des amis taquins et réticents : Ris! Chardonnay, Riz Charolais, un Richard Au Lait avec le calva, merci, etc.), va entrer sur scène, alors que le soleil commence à se coucher sur la basilique de Fourvière. Bastion symbolique (on habitait à Lyon il y a encore quelques mois), les amphithéâtres du Veme arrondissement sont le lieu idéal pour plonger avec complaisance dans la mélancolie, faire des analogies plus ou moins pertinentes entre la décadence romaine et la déliquescence du monde moderne, ou une autre chute, plus personnelle, héritée d'Adam. Pendant ce temps, Lugdunum plonge dans le crépuscule, on éventre des cochons à l'arrière des Bouchons pour servir leurs tripes en offrande, l'Argentine met le Mexique en joue ; c'est la guerre, et à l'échelle mondiale.

Indifférent (selon lui) à toute modernité (sauf au football, on le verra), Richard Hawley surgit du passé et charge sabre au clair la scène avec un verre de vin rouge. Il s'excuse parce qu'il a une mauvaise toux. Il ne cessera d'ailleurs de se confondre en excuses tout au long du concert : "Est-ce que la voix est suffisamment juste ?" ira-t-il jusqu'à demander au fidèle écuyer qui lui accorde chaque guitare en coulisses pendant les morceaux, et qui ne saura pas trop quoi répondre.

Car c'est une évidence, Richard Hawley, même malade, mourant, ou endormi, ou avec un rat crevé dans la bouche, possède une voix, la voix. Et ce soir, dès la première note (sublime et fantomatique As The Dawn Breaks avec les menaçants oiseaux d'Hitchcock qui tourbillonnent dans le coucher de soleil lyonnais...), le sol tremble en se heurtant aux aspérités de son oesophage, râpeux, encombré. Cet homme à la fois timide, arrogant et hilarant, impeccablement habillé (qui en doutait ?), fait sortir de sa poitrine un souffle antique, d'une profondeur abyssale, quasi dérangeante, encore accentuée par le décor. Les poils se dressent sur les bras, et ne retomberont pas avant la dernière note.

La tonalité du concert sera très calme. Tout le monde est assis dans le vieil amphithéâtre, mais on se doute que même dans des circonstances différentes, ça ne pogoterait pas beaucoup. Beaucoup de quadragénaires (pour la plupart lecteurs de Télérama ou des Inrocks, c'est écrit sur leur visage), peu d'alcool descendu, aucun écart de conduite, aucun faux pli en bas des pantalons... Mais l'important n'est pas là : on oublie très vite le public pour entamer une conversation personnelle avec les chansons d'Hawley, un dialogue intime entre lui, nous, les vieilles pierres. Qui ont dû en entendre beaucoup d'autres après des siècles d'invasions, de guerres, mais pas de ce genre-là. (Il faut imaginer que quelques jours plus tôt, Alain Souchon venait déposer ses crottes de nez devant un public conquis.)

La mer, si chère à Hawley, est donc peu agitée. On assistera surtout à des extraits de son dernier album, son plus beau, le tétanisant Truelove's Gutter. On pouvait craindre de voir une oeuvre aussi fragile, personnelle, transposée dans un cadre extérieur, mais l'ambiance spectrale qui suinte des titres s'accorde à la perfection avec le cadre romain, si bien que depuis ce matin on réécoute en boucle l'album en lui trouvant encore de nouvelles dimensions (c'est un album "photographique", qui vampirise les souvenirs : écouter sur un baladeur et très fort Remorse Code au sommet d'un phare breton, et pleurer de joie...)

La plupart des journées deviennent vraiment intéressantes quand la nuit tombe. Depuis le mondial, elles démarrent un peu plus tôt : à 16 heures tapantes, l'Angleterre défie l'Allemagne, et se ramasse assez logiquement, en offrant un jeu très pauvre, sans inspiration, dépassé à tous les niveaux, et carbonisé physiquement. Après un long solo de guitare atmosphérique, Hawley, le "working class hero" (ahah) supporter de Sheffield se met les hooligans du public dans la poche : "Pour une fois, la France et l'Angleterre ont un point commun : depuis cette après-midi, nous savons que nous sommes de sacrés branleurs... Mais on a une excuse : notre dernière Coupe du Monde remonte aux sixties, la vôtre, c'était la semaine dernière (il fait mine de regarder sa montre) — What the fuck happened to you ?" On espère ne pas tenir là l'explication de la "mauvaise toux"...

Alors oui, le crépuscule, parfait... Mais fallait-il en rajouter sur les zones d'ombres ? Ne jouer qu'Hotel Room, Lady Solitude et Oh My Love dans le vieux répertoire... C'est très (très) peu. Pas de Just Like The Rain (on en pleurait presque), pas de Cole's Corner, de Valentine, de Run For Me... Et jouer Truelove's Gutter sans ses deux sommets (Remorse Code et surtout For Your Lover Give Some Time, absent pour des raisons incompréhensibles), c'est un peu... radin. La voix n'excuse pas tout : absolument personne dans le public ne s'en est plaint. Au contraire, on en venait presque à chérir cette fêlure plus que les pourtant très impressionnantes performances en studio...

Donc oui, soyons honnête : on ressort du concert un peu frustré (une heure et quart, tous rappels compris), on en veut plus, beaucoup plus, parce que le peu proposé était parfait, parce que ce n'est pas tous les jours qu'une telle chance peut se produire... Puis le matin suivant, on relativise. On a rêvé du concert ; on a placé Truelove's Gutter dans les premières places de son panthéon personnel ; on lui découvre plein de détails, dont certains qu'on invente, on le sait, on s'en moque. On cherche des excuses : on sait qu'un musicien veut jouer ses nouvelles chansons, ne pas faire tout le temps la même chose. Ce n'est pas entièrement convaincant, mais il n'y a rien d'autre (à part le foot, qui démarre dans une heure.)

Enfin, on le devine : dans un mois, les chansons fantômes, celles qui planaient dans l'air et n'ont pas été jouées ce soir-là, seront retournées dans leur sépulcre. Quant à la magie, elle, celle à laquelle on a bien assisté, en chair et en notes, elle ne s'oubliera jamais.

Et on relance les disques en attendant la fin de la guerre.


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