Garder le mort, un drôle de memento mori
Le recueil s’annonce dès ses premiers poèmes comme une quête obstinée mais au
fond sue vaine de l’énigme du dedans. Comme le dit justement Bernard Noël dans
sa préface, le dedans chez Giovannoni n’est plus appréhendé via le prisme
fallacieux de la psychologie, mais dans sa dimension physique, corporelle. On
trouvera dans Garder le mort bien peu
de mentions de sentiments (l’angoisse, la peur et l’inquiétude font quelques
brèves apparitions) mais au contraire de nombreuses sensations auxquelles
l’écriture restitue leur dimension fondamentalement organique. Le corps y est
donc décrit dans tous ses états, avec toutes ses humeurs qui s’écoulent à
partir d’une invisible matrice intérieure – sang, salive, urine. Cependant, le
dedans « pur », tel qu’il pèse sur les poumons, reste hors de portée
de l’écriture, c’est-à-dire hors de portée des mains : il appartient à la
sphère de ce qui ne se touche pas ; il est radicalement insaisissable. Le
dedans, noyau matriciel, nous échappe, nimbé qu’il est d’une obscurité
permanente : « Il fait noir / au milieu de la viande » (GM, p.
15). Indicible, intouchable, le dedans nous interdit toute possibilité d’intersubjectivité,
en même temps qu’il nous contraint à assister sans le comprendre à notre propre
délitement : « Le corps se sectionne dans le corps » (GM, p. 17)
et l’existence s’effrite jusqu’à la mort.
Il s’agit donc pour le poète de garder le mort, regarder la mort, et pour ce
faire veiller sur le corps. Alors qu’habituellement nous nions notre corps, ou
plutôt, ce que notre corps comporte de mortifère, l’écriture produit un
renversement des sèmes rattachés au corps et, dans le même temps, ressaisit le
savoir essentiel de notre destinée d’être-à-la-mort. L’homme met ainsi
inconsciemment en place une logique de l’esquive, qui lui permet d’ignorer les
signaux mortifères de son corps. Tout se passe comme si nous refusions
d’habiter ce corps, parce qu’ « on ne voulait pas de corps » (GM, p.
77) ou encore parce que « ça tirait trop dedans » (GM, p. 76) dans
une sorte de matérialisation double du corps et du dedans comme lieu d’une
thanatophanie angoissante et impossible à contempler. On pourrait tenter un
parallèle avec l’art contemporain : je pense aux photographies de Dimitri
Tsykalov, exposées au musée Maillol et représentant des crânes creusés dans des
fruits. L’artiste y opère un renversement radical dans la mesure où ce qui est
comestible et symbolise la vie se mue en représentation de ce qui va mourir
[1]. Il en va de même de l’obsession du corps chez Giovannoni. L’inscription de
la corporéité dans la chair même du poème, renverse nos présupposés
idéologiques. Ce corps aseptisé, que nous avons débarrassé de ses représentations
mortifères, et que nous ne voyons plus qu’au travers du prisme de nos normes
culturelles (corps consommé / consommable, corps du désir, corps de jouissance,
etc.) redevient à nouveau le corps poétiquement inscrit de celui qui sait, ou
sent qu’il va mourir, car la description du corps cadavérique nous renvoie à
chaque page vers notre angoisse : le mort, « on ne lui laisse pas /
la bouche ouverte » (GM, p. 52), par peur du mystère terrible recelé par
le dedans.
La poésie de Jean-Louis Giovannoni s’inscrit donc dans une lignée de poètes qui
font de la poésie une pensée extériorisée du corps. Mais chez Giovannoni, il
s’agit d’un prolongement d’avantage que d’une équivalence. Les mots des vivants
ne sont pas faits pour rencontrer la mort car « les mots ça ne pourrit
pas » (GM, p. 75). Parce qu’il n’y a pas d’analogie possible entre le mot
et la mort, l’objet ne peut être inscrit directement dans le poème. Le dedans
demeure un point aveugle, tissé de mort, et inaccessible aux mains de
l’écrivain. Le poème n’est donc pas à proprement parler un corps de langue,
mais il en constitue le prolongement. De même que l’homme ne fait que tourner
autour de lui-même ou du cadavre qui s’exhibe sous ses yeux, de même le poète
ne fait que tourner autour de l’indicible qu’il s’est donné pour objet. La mort
n’y est jamais nommée de front mais saisie de façon périphérique. Le poème, au
même titre que le sang ou la salive, se constitue comme un effluve, comme une
trace, et un prolongement de ce qui bouge dans le dedans insaisissable. Il
correspond à un entre-deux du corps, à la fois appendice et instrument
représentatif. D’où le transfert de sens qui s’opère entre le corps et la
langue. Comme prolongement du corps mortel, le poème permet de figurer en creux
l’innommable synonyme de mort habitant au plus profond de nous-mêmes. Comme
matière singulière (des mots et non de la chair), il force le lecteur à se
retourner et le renvoie à sa propre angoisse, en construisant un drôle de memento mori, qui en appelle moins à
l’intellect qu’à la sensation vive. C’est peut-être ainsi, en faisant appel à
l’émotion physique du lecteur, que la poésie de Jean-Louis Giovannoni, toute
tournée vers la mort, demeure malgré tout une poésie de et pour les vivants.
[1] Voir le catalogue de l’exposition : Patrizia Nitti
(dir.), C’est la vie ! Vanités de
Pompéi à Damien Hirst, Paris, Skira Flammarion, 2010, p. 244.
par Camille Bonneaux
ndlr : Garder le mort a été publié en 1975 aux éditions Athanor, réédité
aux mêmes éditions en 1976, puis aux Éditions Unes, in Les choses naissent et se referment aussitôt (poèmes 1974-1984), en
1985, réédité sous le titre original Garder
le mort, avec une préface de Bernard Noël, aux éditions Unes en 1991 et
enfin réédité en 2009 par les éditions Fissile (livre présenté ici, Garder le mort, suivi de mère, préface de Bernard Noël).