Un nouvel aéroport conforte des ambitions planétaires.
L’inquiétude qui monte au sein des compagnies aériennes Ťtraditionnellesť est directement proportionnelle aux superlatifs utilisés ŕ Dubaď, ville-Etat en train de devenir la capitale du monde du transport aérien. Dernier exemple en date, l’inauguration et l’entrée en service, cette semaine, de la premičre phase du Dubai World Central Al Maktoum International Airport (notre illustration).
En un premier temps, il se contentera d’une seule piste et d’installations exclusivement dédiées au fret. Dčs mars prochain, la nouvelle plate-forme passera ŕ la vitesse supérieure pour se préparer, ŕ terme, ŕ traiter chaque année 160 millions de voyageurs et 12 millions de tonnes de marchandises. D’ici lŕ, si tout se passe comme elle l’espčre secrčtement, la compagnie Emirates cherchera ŕ dominer le monde, non sans agacer ses concurrents et subir leurs véhémentes critiques. Et elles ne sont pas au bout de leurs surprises.
Dans quelques semaines, en effet, Emirates pourrait saisir l’occasion du salon de l’aéronautique de Farnborough, excellente caisse de résonance médiatique, pour annoncer de nouvelles commandes de long-courriers gros porteurs. Cela avec d’autant plus d’assurance que les dirigeants de la compagnie se disent constamment en manque de capacité pour répondre ŕ une demande qui progresse avec une belle constance, ignorant superbement les accidents conjoncturels qui posent réguličrement problčme aux compagnies Ťordinairesť.
L’irrésistible ascension d’Emirates constitue un cas unique dans l’essor de l’aviation commerciale. Elle s’appuie tout ŕ la fois sur une stratégie opportuniste mais aussi trčs judicieuse et une particularité (une faille ?) dans les rčgles de fonctionnement du transport aérien mondial. Emirates, en effet, transporte pour l’essentiel des passagers qui ne lui Ťappartiennentť pas en tirant parti de ce qu’il est convenu d’appeler la 6 e liberté de l’air. Ces Ťlibertésť, au nombre de cinq, constituent en réalité des rčgles universelles de fonctionnement qui régissent le survol des Etats, le droit de s’y poser, d’y embarquer des passagers, etc.
La notion de 6e liberté, qui n’existe pas au plan juridique et relčve du seul jargon des professionnels, recouvre la possibilité de transporter voyageurs et marchandises entre deux pays étrangers en passant par son propre Etat d’immatriculation (1). C’est effectivement la maničre de procéder d’Emirates qui a fait de Dubaď une puissante plate-forme de correspondances. Mieux, elle pratique ce que certains appellent la 7e liberté, tout ŕ fait virtuelle, ŕ savoir l’acheminement de trafic entre deux Etats tiers, sans męme passer par son pays d’origine. C’est la liberté d’entreprendre poussée ŕ son paroxysme : Emirates, si elle le pouvait, desservirait par exemple Paris-New York.
Cette année, Emirates inaugure cinq nouvelles destinations, Tokyo, Amsterdam, Prague, Madrid et Dakar et déploie des efforts importants pour recruter 3.700 pilotes et navigants commerciaux. Il lui faut en effet trouver les moyens humains et opérationnels d’exploitation d’une flotte imposante qui, dans quelques années, comptera notamment quatre-vingt-dix Airbus A380 et une centaine de Boeing 777. Cela sans compter les commandes qui seront révélées ŕ Farnborough.
Nombre de ténors, ŕ commencer par les trois piliers européens, Air France-KLM, British Airways-Iberia et le groupe Lufthansa, tout d’abord perplexes et interloqués, ne cachent plus leur inquiétude, sans trouver pour autant la parade. Emirates n’est pas subventionnée, paie son kérosčne au męme prix que ses concurrents et affiche des grilles tarifaires qui ne souffrent pas la moindre critique. Grâce ŕ un rythme d’expansion trčs soutenu et des dimensions qui lui assurent désormais de confortables économies d’échelle, Emirates bénéficie de coűts trčs compétitifs et dégage des marges qui suscitent la jalousie de ses pairs.
En toute logique, cette success story connaîtra tôt ou tard des rebondissements. Elle rappelle immanquablement les erreurs d’appréciation qui ont accompagné l’émergence des compagnies low-cost, longtemps ignorées et méprisées, et non pas contrées sur leur propre terrain. Les compagnies européennes classiques risquent ŕ présent d’ętre prises en tenaille entre la génération Ryanair, d’une part, Emirates et ses émules, d’autre part. Une situation pour le moins inconfortable qui risque de devenir tout simplement intenable.
La France, comme d’autres, tente de contenir Emirates en lui refusant les droits de trafic supplémentaires qu’elle ne cesse de réclamer. Cette solution n’en est pas une et pourrait accélérer une stratégie de contournement des obstacles.
Reste une question sans réponse : pourquoi Emirates bénéficie-t-elle d’un quasi monopole de fait en matičre de 6e et 7e libertés ? Ces derničres appartiennent bel et bien ŕ tout le monde et permettraient d’affronter l’ogre sur son propre terrain. Pourtant, rien de tel ne pointe ŕ l’horizon.
Pierre Sparaco - AeroMorning
(1) Précis de droit aérien, Jacques Naveau, Marc Godfroid et Pierre Frühling, Editions Bruylant, Bruxelles.