" ... c'est après une seule offense que le jugement est devenu condamnation, tandis que le don gratuit devient justification après plusieurs offenses. " Epître aux Romains, VI : 16.
Le corps, comme le corpus scripti, est l'interface entre l'homme et le monde. On ne pense bien souvent au corps que comme véhicule, comme outil, comme moyen de plaisir, de pression, d'oppression (certains diraient de " séduction "), on le sculpte et l'ausculte, il s'inscrit dans la durée et on veut le faire durer " en bon et parfait état de marche ".
Un tailleur ça devrait connaître le corps, ça devrait être reconnaissant au corps de fournir un travail, un tailleur ça habille le corps, ça le revêt, mais un tailleur, jeune, sans grande et profonde réflexion sur son rapport au monde, un tailleur qui vit, simplement, et qui jouit de sa vie, est-ce préparé, dans son corps, à rencontrer l'absolue meurtrissure des corps, l'implacable cruauté irréductiblement liée au corps et à ce monde qui est comme le corps même du mal ultime et meurtrier. Est-ce préparé un jeune homme, un jeune tailleur à se voir dévêtir du vêtement de la sensibilité ? Préparé à la séparation irrémédiable du corps et de l'âme dans cette vie ? Séparation qui est " toujours-déjà-là " pour l'homme d'occident mais qu'il compense par les milles subterfuges du solipsisme.
" L'homme cohabite avec son corps, mais il ne le connaît pas. Un homme et son corps sont deux réalités distinctes. " (L'Offense, p. 55)
Ce sera pourtant le désagréable destin (quoique ?) du jeune Kurt Crüwell, appelé de la Wermacht, il suivra, jusqu'à ce jour du déflagrant déclic, son " destin ", sans se poser jamais d'essentielle question sur, précisément, ce destin qui est sien, sur ce corps qui est sien, sur ce véhicule-corps.
Sans véritablement subir, sans aucunement participer pleinement, disons plutôt que, comme ce fut le cas pour tant d'autres sans doute, Kurt Crüwell accompagne, ce mouvement, cette marche puissante, fracassante à travers l'Europe.
Peu à peu pourtant, déjà, le corps oublie son rapport au monde, un détachement, une scission s'opère, un fossé se creuse, fossé de néant qui pousse à ne vivre réellement que dans les souvenirs, les pensées, les mots, les mots que Kurt adressent à ses parents dans des lettres qui relèvent plus du style épistolaire touristique que du journal de guerre ou, à tout le moins, d'élans du coeur, qu'ils soient de nostalgies ou d'enthousiasmes.
Ces lettres vides de sentiments, laissent pourtant filtrer une certaine sensibilité, un intérêt un peu froid et lointain, mais frémissant pourtant, envers la beauté, envers les découvertes occasionnées par cette visite guerrière de l'Europe. Peut-être aussi, parce que finalement, ces beautés-là ne sont pas des remparts suffisants contre le déchaînement de l'ignoble très humain, peut-être parce que finalement ces rares effluves de beauté il est certain qu'elles seront dissipées pour très longtemps par l'odeur lourde et ineffaçable des cadavres pourrissants, de ces corps qui, eux, se seront vraiment, très réellement colletés à la souffrance infamante et perpétuelle de ce monde.
Oui, ce jour du déclic-déflagrant, elles s'étiolent pour ne pas revenir, ces éphémères traces de beauté, ces petites corolles, elles s'effacent bien vite, face au carnage vu de près, face à ces corps qui ne sont plus alors des " idées ", des " projections ", des " souvenirs ", des " rappels " mais qui, en se consumant deviennent réellement réels et qui font éminemment réels aussi les corps ignominieux de ceux qui commettent l'acte très concret et irrémédiable, l'acte qui n'est pas une idée, qui n'est pas une corolle de fugace beauté, l'acte qui s'imprime durablement dans l'esprit et le corps, l'acte qui fera la complète disjonction et l'ultime jointure entre ces deux réalités distinctes !
" Face à l'agression du monde, face à la laideur du monde, face à l'horreur du monde, un corps peut-il se soustraire à ses fonctions, se refuser à être un corps, suspendre sa raison d'être, peut-il simplement abdiquer ; c'est à dire abdiquer son état de machine sensible ? " (L'Offense, p 57)
Le corps du jeune tailleur devenu soldat, répondra un oui " retentissant ", marquant son muet refus et dès lors se taira pour toujours, ou presque...
L'armée régulière qui avait asservi le corps du jeune Kurt l'abandonna à son sort dans une clinique normande, et cet homme, devenu, cas pathologique d'intérêt, cet homme dans un corps strictement insensible vivra de sa vie insensible, ne s'interrogeant guère plus que précédemment sur sa condition, sur son rapport au monde, rapport muet toujours et encore... ne serait-ce le médecin français qui ornera son mystère autant que sa personne du surnom de la Métaphore :
" Selon Lasalle, la Métaphore était le surnom qui convenait le mieux à un homme comme Kurt - lequel, sans savoir comment manifester son refus de ce que ses sens lui présentaient, avait opté pour une solution radicale : suspendre ses liens avec la réalité.
Cette êpokhe dramatique, cette muraille levée par Kurt entre ses terminaisons nerveuses et leurs stimuli, s'avérait aussi éloquente qu'atroce car elle constituait, toujours selon Lasalle [...], le paradigme de la lâcheté européenne. " ( L'Offense, pp. 63-64)
Le corps perdu d'un soldat allemand, le corps violenté de l'Europe, victimes de leur couardise, de leur renoncement, victimes auto-martyrisées !
Un corps néantisé, inversion caricaturale de l'incarnation salvifique du Verbe, négation de la personne, vie abstraite vécue dans l'abstraction ad nauseam des souvenirs, des idées, des fantômes désincarnées des sensations. Et, finalement, confronté aux images de l'immonde, le retournement, la métanoïa, le corps muré dans son insensibilité meurt; mais, une larme est versée :
" Cette larme contient un monde. " ( L'Offense, titre de la troisième partie)
Une larme, comme celle versée par le Christ devant le tombeau de Lazare ! Une larme face à l'immondice corruptrice et assassine comme devant la mort qui veut tout anéantir ! Une larme qui vainc toutes les morts, celles des victimes, celle de Kurt, une larme qui dans la mort anéantit la mort et opère la conjonction de l'homme et de son corps, cette larme contient un monde, et le sauve !