Et l'âne vit l'ange, Nick Cave, Le Serpent à plumes, 1995
« Or l'ânesse vit l'Ange du Seigneur posté sur la route, son épée nue à la main... »,
(Nombres, XXII:23)
« La Chanson d'Amour est la lumière de Dieu, .... à travers nos blessures. - ultimement la Chanson d'Amour existe pour remplir, par le langage, le silence entre nous et Dieu, pour faire décroitre la distance entre le temporel et le divin. » (Nick Cave, The Secret life of the Love Song.)
Un puis de lumières dans les ténèbres crasses...
Leibniz a écrit qu'en faisant de la musique, on faisait, inconsciemment ou pas, de la métaphysique. N'en déplaise, donc, aux plumitifs des Zinrauques, et peut-être même au principal intéressé, de ce point de vue, Nick Cave, à tout le moins dans sa musique et ses textes, est un puis sans fond de métaphysique.
D'une part, bien évidemment les textes, nombreux, des chansons, qui pourraient être analysées en tant que poésies, des poèmes qui pourraient l'être en tant que chansons et, d'autre part, un roman ! Un seul, oui, c'est peu, c'est maigre ! Oh ! Allez savoir; encore faut-il connaître l'intensité de cet unique ...
Pour qui connait un tant soit peu le rocker australien qui a baladé son blues déjanté et névrotique des brumes poisseuses de Londres à l'ozone toxique et torride de Rio de Janeiro en passant par Berlin la-toute-grise, pour qui le connait un peu donc, il est une évidence c'est qu'il a un sérieux penchant pour ce qui est sombre, noir, et pas à la manière pathétiquement romantique des gothiques et compagnie, pas dans le décorum aussi scabreux et pisseux que follement ridicule d'une Marylin Manson précieuse ou d'un Trent Reznor anabolisé, non pas. Non, et bien que le chanteur ne se soit, pour l'heure, fendu que d'un seul roman il convient mieux de reluquer du côté de Dostoïevski ou de Faulkner pour comprendre de quoi il retourne, voire de Cormac Mc Carthy (le Cave signe d'ailleurs la musique du film tiré du grandiose roman La Route).
De quoi ?
De l'ontologie du mal, oui ! du mal, cruellement et concrètement existentiel ...
Mais, attention, pas trace de ce petit mal-être des intimités chenues, des menues souffrances psychologiques, des traumatismes du moi qui encombrent tant et tant des productions contemporaines que nous avons à endurer si nous ne sommes ni sourds ni aveugles ...; cruelle malédiction !
Chez le Cave ça cogne, ça saigne, ça pue, ça pleure, ça morve ...
Le bonhomme est passablement amateur dans ses chansons des histoires de meurtres et de meurtriers, il y consacre un album entier mais, c'est tout au long de ses albums que ça s'égrène. Histoire de violence, de douleurs, de souffrances, de celles qui, bien que physiques vous lacèrent l'âme avec des griffes de fer chauffées à blanc, de déchirements, de coups, de boue, de sang et ... de rédemption ! Car, dans toutes ces histoires qu'il chante et parfois éructe, dans les bons jours, de ces histoires-là, la beauté n'est jamais absente, la beauté ou la recherche effrénée de la beauté, quand bien même cela passe par le fracassement, la mise en bouillie de la beauté, son exanguination, son pétrissage furieux dans la boue et l'ordure.
« La beauté sauvera le monde » disait Dostoïevski ... Et Cave semble demander comment donc la trouver cette flammèche fragile et vacillante dans les tombereaux d'immondices et de pourritures qui recouvrent le monde et une humanité maudite, pestilentielle et bestiale ? Ne faut-il pas alors, parfois, briser et saigner la beauté pour accéder à un au-delà moins illusoire, à moins que, précisément, pour que la beauté puisse sauver il est d'une impérieuse nécessité qu'elle soit foulée au pied, salie, brutalisée, violée, dépecée par les salauds, les porcs et tous leurs congénères tordus dégénérés ? Dans ce monde de boue, de sueur et de suie, ceux-là, malades plus que les autres, boucs-émissaires recevant le pire, tout ce que les autres « bien portants » n'assume pas, ceux-là qui tuent et éventrent en croyant purifier ne cherchent-ils pas aveuglément le sang de l'Agneau ?
« Et vous vous séparez de cette partie corrompue et indigne, vous la balancez dans les bras de ceux qui vous ont les premiers volé votre innocence, car c'est le fruit amer de leurs crimes, c'est leur sang, leur péché, cela appartient a cet endroit... » (Nick Cave, Et l'âne vit l'ange)
Mystère de l'iniquité ?
Et Cave rejoindrait presque, philosophiquement, Maistre ou Bloy ? Mais alors un Maistre issue d'une working-class, obsédé par le deep south américain, gavé d'électricité en même temps que de la rugosité du blues le plus ancien, un Maistre ayant en lui la sauvagerie des paysages australiens et non la tranquillité des sommets alpins ...
Et le lieu, l'espace n'est pas dénué d'importance. Dans ce roman l'espace délimité, le territoire joue un rôle d'importance, il joue son rôle, il a sa part d'influence, nécessairement nauséabonde ... La seule issue, la seule sortie possible, l'unique frontière franchissable pour en échapper serait par l'en-haut du ciel; mais ...
Mais au sein du cul de basse-fosse qu'est la communauté humaine qui occupe ce territoire comment pourrait bien naître une chanson d'amour « pour faire décroitre la distance entre le temporel et le divin » ?
Pas de chants d'amour
Dans le répertoire du Cave chanteur, se qui rend tolérable l'enchainement des histoires névrosées ou psychotiques ce sont les chansons d'amour, celles qui, au final, se plantent tels des coins de miséricorde dans la succession des dérives sanglantes, des échecs dévorants, des coups, des morsures, des tueries ...
Oui, et précisément dans ce livre, des chants d'amour il n'y en a pas ! Dans le monde dévoré de pourriture d'Euchrid Eucrow, dans son monde suintant la haine, la crasse et le sang il n'y a pas de chant d'amour, pas d'amour du tout ou, à tout le moins, c'est, comme tout le reste, un amour tordu, acre, amour malade, mauvais, bilieux. L'amour se fait, oui il peut se faire, ignoble et l'innocence, l'innocence elle-même contaminée dans sa genèse devient perverse folie ...
Dernier rejeton d'une longue engeance de fous consanguins Euchrid Eucrow nait en croisant la mort, celle de son frère jumeau auquel il vouera un culte morbide, non tant parce qu'il fut, brièvement, son frère que parce qu'il est mort.
« Et l'âne vit l'ange », ou le récit de la vie, qui n'en est pas une, d'Euchrid le muet, longue dérive de souffrances, de douleurs et d'ignominie, d'obsessions perverses et sanglantes, dans le cercle clos d'une vallée maudite où il n'y a pas de justes, pas même un seul ...
Chacun, au nom de sa perception de Dieu se tient face à l'autre qui est nécessairement le méchant, le pécheur ! Rédemption par le meurtre et la destruction de la beauté ou bien rédemption par la prospérité matérielle, l'individualité schizophrénique ou la collectivité paranoïaque ...
Poussant, plante mauvaise et empoisonnée, parmi l'immondice, la folie et la pourriture, fruit, bien malgré lui, d'un père psychotique dont le seul amour sont les pièges monstrueux de sa fabrication, et d'une mère totalement folle, absolument alcoolique et désespérément tortionnaire, à la périphérie d'une communauté de baptistes hétérodoxes, les Ukulites, abreuvés, et jamais sevrés, de la folie hérétique d'un prophète plus vénéré que jamais car mort en « martyr », Euchrid le muet survivra d'expédients sentimentaux souillés et tordus. Il se bâtira des royaumes successifs, toujours en marge, toujours en périphérie, baignant toujours plus dans le cloaque nauséeux d'un esprit entièrement bridé, bouclé à jamais en lui, ne s'épanchant jamais vers le monde extérieur, cloaque dont la vérité se concrétise dans ce lieu, ce territoire élu par lui, et craint par tous les autres, le Pays des marécages; là où , dans sa tanière de pourriture il invoquera les mannes de son seul amour, la prostitué Cosey Mo, victime de la vindicte expiatoire des Ukulites. Cosey Mo devenu l'ange sensuel d'un royaume de ténèbres perdu.
« Le roi Euchrid Ier. Monarque de Tête de chien. Déconne pas avec le roi frangin. Déconne pas avec le roi. » (Et l'âne vit l'ange)
Le roi Euchrid sera roi, abject et pitoyable, jusqu'au meurtre dernier, final, ultime et jusqu'à sa mort volontaire, avalé vivant par la boue des marécages, échappant à la « justice » des « justes » obsédés de pureté mais trahissant toujours la beauté au nom de la pureté, obsédés d'innocence et toujours prêts à se rendre plus coupables en son nom ...
Le mal règne partout en maître sur la vallée occupée par cette communauté, qu'il soit fait de basse médiocrité, d'hypocrisie fielleuse, de piétisme compassé ou de folie éthylique, de méchanceté pure, de bassesse ordurière, partout c'est sa main, sa marque, et en particulier là où l'on soumet toutes choses et tout jugement à l'idée abstraite du bien ... Comme le rappelait Berdiaev cette idée abstraite du bien comme principe peut être la cause du mal le plus affreux !
Au mal il faut des sacrifices, il faut ajouter du sang au sang ...
« Les travailleurs, le fidèle, les enfants, le vagabond, l'ivrogne – même mes propres mains et mon propre sang n'étaient que les instruments du persécuteur – des marionnettes dans ses mains ! Le chevalet de torture, le pal, le bûcher, le hachoir et la lame, le pilori, les billots, la cravache et les pierres, et la sellette de la sorcière, le fouet, la roue, la manivelle, le madrier, la botte et le poing et tout le reste, l'interminable liste était là à m'attendre, quelque soit le chemin que j'élisais. » (Et l'âne vit l'ange)
« O Dieu délivre moi des sangs ... » !
La pureté, la beauté s'élèvera au milieu d'eux, au-dessus d'eux l'innocence dans dans les atours de l'indécence. La prostitué Cosey Mo qui a établit sa caravane rose bonbon sur une colline surplombant la vallée ... Les justes hypocritement, salement, froidement obsédés de pureté la sacrifieront, déchainement de violence puritaine, dévoilement de la rage sordide sous les atours de la piété. Ils en recueilleront le fruit « miraculeux » et Euchrid le muet, le roi auto-couronné du royaume putride de Tête-de-chien, le rejeté, l'absolu rebut le détruira lui qui de longue date à fait de Cosey Mo son ange-gardien !! Batailles mystiques de prophètes désorientés dont l'innocence et la pureté sont de toujours les victimes !
Ici, Cave rejoint l'exaltant William Blake : « Dieu est un produit de l'imagination créatrice et Dieu est cette imagination prenant son envol. » (Nick Cave, The Flesh made word)
Imagination ? Les images dont Cave nourrit ses récits, chansons et livres ? Les mondes, les voix, l'ange d'Euchrid Eucrow, les « visions » du condamné qui grimpe sur The Mercy Seat, la chaise de miséricorde, la chaise électrique telle que décrite dans la chanson fétiche de Nick Cave ?
Lapalissade des athées : Dieu, les dieux, le divin, tout ce « cirque » n'est que construction de l'imaginaire des hommes, imagination craintive face à la brutalité de la vie biologique brute, échappatoire des faibles ... Non, cette explication-là est facilité !! Et trop bonne pour l'inexplicable mal ! Oui, oui, Dieu est imagination-fiction, oui Dieu nous ne pouvons le percevoir que par le prisme des mots qui nous sont donné à modeler de notre « patte » ... car, comme n'ont cessé de le rappeler les saints Pères de l'Église, il n'y a RIEN, aucune comparaison, entre Dieu et le monde, et cette béance, si nous ne nous dirigeons pas vers Lui, incompréhensible, elle est comblée par le mal, par le mal effroyable qui peut prendre la face et le nom de « bien », qui peut exiger sacrifice sur sacrifice, purification sur purification ...
Imagination ? En est-ce, ou n'est-ce pas plutôt une preuve des énergies divines à l'oeuvre dans un livre digne de ce « nom » ? Cette tendresse, qui peut nous répugner, qui peut soulever le coeur du petit et misérable, et rabougri et fripé et vilain petit puritain bourgeois en nous, cette tendresse qui se fiche dans votre coeur, justement. Tendresse à l'encontre des ces fous répugnants et morbides dont nous nous sentons si éloignés dans notre bienséance de cul-bénis du progrès ... et qui pourtant nous parlent, doucement et fébrilement, qui murmurent à l'oreille de nos coeurs ...
Imagination ? Talent de ce rocker austral, fiévreux, déjanté, drogué, obsédé ? Nous faut-il donc ce prisme pour sentir ce ficher ce satané truc dérangeant dans nos coeurs tranquilles, ce coin bien encombrant qu'on appelle encore miséricorde et qui vient de Dieu ...
Imagination ? :
« Il en sera comme d'un homme qui, partant pour un voyage, appela ses serviteurs, et leur remit ses biens. Il donna cinq talents à l'un, deux à l'autre, et un au troisième, à chacun selon sa capacité, et il partit. » (Evangile selon saint Matthieu, XXV, 14-15)
Nick Cave, qui a préfacé cet Evangile, à écrit, le sait-il, un évangile moderne, l'évangile selon Euchrid le muet, le contrefait. Dans cet écrit, le mal, partout, et Dieu, évoqué, invoqué même, par tous, la communauté pathétiquement pieuse et le séparé, le défait, le difforme, l'éloigné perpétuel, l'hérétique, le contrefait : Euchrid ... entre eux : Dieu et le mal, Dieu, et le mal tels qu'ils se les représente les uns et les autres, entre eux ... : le sacrifice, toujours fait de main d'homme, pour purifier, pour sacraliser son mal, le sien propre qu'il rejette sur l'autre, sur le plus silencieux, sur Dieu, sur le Dieu qu'il imagine pour laver le sang de ses mains ...
Se laver, dans un puis qui ne peut qu'être sans fond tant il y a de mal, sans fond comme les marais puants, mouvants et putrides qui se refermèrent à jamais sur le pauvre Euchrid Eucrow ...
Sans fond, sans fond, sans fond ...
Et l'âne vit l'ange, Nick Cave, Le Serpent à plumes, 1995
« Or l'ânesse vit l'Ange du Seigneur posté sur la route, son épée nue à la main... »,
(Nombres, XXII:23)
« La Chanson d'Amour est la lumière de Dieu, .... à travers nos blessures. - ultimement la Chanson d'Amour existe pour remplir, par le langage, le silence entre nous et Dieu, pour faire décroitre la distance entre le temporel et le divin. » (Nick Cave, The Secret life of the Love Song.)
Un puis de lumières dans les ténèbres crasses...
Leibniz a écrit qu'en faisant de la musique, on faisait, inconsciemment ou pas, de la métaphysique. N'en déplaise, donc, aux plumitifs des Zinrauques, et peut-être même au principal intéressé, de ce point de vue, Nick Cave, à tout le moins dans sa musique et ses textes, est un puis sans fond de métaphysique.
D'une part, bien évidemment les textes, nombreux, des chansons, qui pourraient être analysées en tant que poésies, des poèmes qui pourraient l'être en tant que chansons et, d'autre part, un roman ! Un seul, oui, c'est peu, c'est maigre ! Oh ! Allez savoir; encore faut-il connaître l'intensité de cet unique ...
Pour qui connait un tant soit peu le rocker australien qui a baladé son blues déjanté et névrotique des brumes poisseuses de Londres à l'ozone toxique et torride de Rio de Janeiro en passant par Berlin la-toute-grise, pour qui le connait un peu donc, il est une évidence c'est qu'il a un sérieux penchant pour ce qui est sombre, noir, et pas à la manière pathétiquement romantique des gothiques et compagnie, pas dans le décorum aussi scabreux et pisseux que follement ridicule d'une Marylin Manson précieuse ou d'un Trent Reznor anabolisé, non pas. Non, et bien que le chanteur ne se soit, pour l'heure, fendu que d'un seul roman il convient mieux de reluquer du côté de Dostoïevski ou de Faulkner pour comprendre de quoi il retourne, voire de Cormac Mc Carthy (le Cave signe d'ailleurs la musique du film tiré du grandiose roman La Route).
De quoi ?
De l'ontologie du mal, oui ! du mal, cruellement et concrètement existentiel ...
Mais, attention, pas trace de ce petit mal-être des intimités chenues, des menues souffrances psychologiques, des traumatismes du moi qui encombrent tant et tant des productions contemporaines que nous avons à endurer si nous ne sommes ni sourds ni aveugles ...; cruelle malédiction !
Chez le Cave ça cogne, ça saigne, ça pue, ça pleure, ça morve ...
Le bonhomme est passablement amateur dans ses chansons des histoires de meurtres et de meurtriers, il y consacre un album entier mais, c'est tout au long de ses albums que ça s'égrène. Histoire de violence, de douleurs, de souffrances, de celles qui, bien que physiques vous lacèrent l'âme avec des griffes de fer chauffées à blanc, de déchirements, de coups, de boue, de sang et ... de rédemption ! Car, dans toutes ces histoires qu'il chante et parfois éructe, dans les bons jours, de ces histoires-là, la beauté n'est jamais absente, la beauté ou la recherche effrénée de la beauté, quand bien même cela passe par le fracassement, la mise en bouillie de la beauté, son exanguination, son pétrissage furieux dans la boue et l'ordure.
« La beauté sauvera le monde » disait Dostoïevski ... Et Cave semble demander comment donc la trouver cette flammèche fragile et vacillante dans les tombereaux d'immondices et de pourritures qui recouvrent le monde et une humanité maudite, pestilentielle et bestiale ? Ne faut-il pas alors, parfois, briser et saigner la beauté pour accéder à un au-delà moins illusoire, à moins que, précisément, pour que la beauté puisse sauver il est d'une impérieuse nécessité qu'elle soit foulée au pied, salie, brutalisée, violée, dépecée par les salauds, les porcs et tous leurs congénères tordus dégénérés ? Dans ce monde de boue, de sueur et de suie, ceux-là, malades plus que les autres, boucs-émissaires recevant le pire, tout ce que les autres « bien portants » n'assume pas, ceux-là qui tuent et éventrent en croyant purifier ne cherchent-ils pas aveuglément le sang de l'Agneau ?
« Et vous vous séparez de cette partie corrompue et indigne, vous la balancez dans les bras de ceux qui vous ont les premiers volé votre innocence, car c'est le fruit amer de leurs crimes, c'est leur sang, leur péché, cela appartient a cet endroit... » (Nick Cave, Et l'âne vit l'ange)
Mystère de l'iniquité ?
Et Cave rejoindrait presque, philosophiquement, Maistre ou Bloy ? Mais alors un Maistre issue d'une working-class, obsédé par le deep south américain, gavé d'électricité en même temps que de la rugosité du blues le plus ancien, un Maistre ayant en lui la sauvagerie des paysages australiens et non la tranquillité des sommets alpins ...
Et le lieu, l'espace n'est pas dénué d'importance. Dans ce roman l'espace délimité, le territoire joue un rôle d'importance, il joue son rôle, il a sa part d'influence, nécessairement nauséabonde ... La seule issue, la seule sortie possible, l'unique frontière franchissable pour en échapper serait par l'en-haut du ciel; mais ...
Mais au sein du cul de basse-fosse qu'est la communauté humaine qui occupe ce territoire comment pourrait bien naître une chanson d'amour « pour faire décroitre la distance entre le temporel et le divin » ?
Pas de chants d'amour
Dans le répertoire du Cave chanteur, se qui rend tolérable l'enchainement des histoires névrosées ou psychotiques ce sont les chansons d'amour, celles qui, au final, se plantent tels des coins de miséricorde dans la succession des dérives sanglantes, des échecs dévorants, des coups, des morsures, des tueries ...
Oui, et précisément dans ce livre, des chants d'amour il n'y en a pas ! Dans le monde dévoré de pourriture d'Euchrid Eucrow, dans son monde suintant la haine, la crasse et le sang il n'y a pas de chant d'amour, pas d'amour du tout ou, à tout le moins, c'est, comme tout le reste, un amour tordu, acre, amour malade, mauvais, bilieux. L'amour se fait, oui il peut se faire, ignoble et l'innocence, l'innocence elle-même contaminée dans sa genèse devient perverse folie ...
Dernier rejeton d'une longue engeance de fous consanguins Euchrid Eucrow nait en croisant la mort, celle de son frère jumeau auquel il vouera un culte morbide, non tant parce qu'il fut, brièvement, son frère que parce qu'il est mort.
« Et l'âne vit l'ange », ou le récit de la vie, qui n'en est pas une, d'Euchrid le muet, longue dérive de souffrances, de douleurs et d'ignominie, d'obsessions perverses et sanglantes, dans le cercle clos d'une vallée maudite où il n'y a pas de justes, pas même un seul ...
Chacun, au nom de sa perception de Dieu se tient face à l'autre qui est nécessairement le méchant, le pécheur ! Rédemption par le meurtre et la destruction de la beauté ou bien rédemption par la prospérité matérielle, l'individualité schizophrénique ou la collectivité paranoïaque ...
Poussant, plante mauvaise et empoisonnée, parmi l'immondice, la folie et la pourriture, fruit, bien malgré lui, d'un père psychotique dont le seul amour sont les pièges monstrueux de sa fabrication, et d'une mère totalement folle, absolument alcoolique et désespérément tortionnaire, à la périphérie d'une communauté de baptistes hétérodoxes, les Ukulites, abreuvés, et jamais sevrés, de la folie hérétique d'un prophète plus vénéré que jamais car mort en « martyr », Euchrid le muet survivra d'expédients sentimentaux souillés et tordus. Il se bâtira des royaumes successifs, toujours en marge, toujours en périphérie, baignant toujours plus dans le cloaque nauséeux d'un esprit entièrement bridé, bouclé à jamais en lui, ne s'épanchant jamais vers le monde extérieur, cloaque dont la vérité se concrétise dans ce lieu, ce territoire élu par lui, et craint par tous les autres, le Pays des marécages; là où , dans sa tanière de pourriture il invoquera les mannes de son seul amour, la prostitué Cosey Mo, victime de la vindicte expiatoire des Ukulites. Cosey Mo devenu l'ange sensuel d'un royaume de ténèbres perdu.
« Le roi Euchrid Ier. Monarque de Tête de chien. Déconne pas avec le roi frangin. Déconne pas avec le roi. » (Et l'âne vit l'ange)
Le roi Euchrid sera roi, abject et pitoyable, jusqu'au meurtre dernier, final, ultime et jusqu'à sa mort volontaire, avalé vivant par la boue des marécages, échappant à la « justice » des « justes » obsédés de pureté mais trahissant toujours la beauté au nom de la pureté, obsédés d'innocence et toujours prêts à se rendre plus coupables en son nom ...
Le mal règne partout en maître sur la vallée occupée par cette communauté, qu'il soit fait de basse médiocrité, d'hypocrisie fielleuse, de piétisme compassé ou de folie éthylique, de méchanceté pure, de bassesse ordurière, partout c'est sa main, sa marque, et en particulier là où l'on soumet toutes choses et tout jugement à l'idée abstraite du bien ... Comme le rappelait Berdiaev cette idée abstraite du bien comme principe peut être la cause du mal le plus affreux !
Au mal il faut des sacrifices, il faut ajouter du sang au sang ...
« Les travailleurs, le fidèle, les enfants, le vagabond, l'ivrogne – même mes propres mains et mon propre sang n'étaient que les instruments du persécuteur – des marionnettes dans ses mains ! Le chevalet de torture, le pal, le bûcher, le hachoir et la lame, le pilori, les billots, la cravache et les pierres, et la sellette de la sorcière, le fouet, la roue, la manivelle, le madrier, la botte et le poing et tout le reste, l'interminable liste était là à m'attendre, quelque soit le chemin que j'élisais. » (Et l'âne vit l'ange)
« O Dieu délivre moi des sangs ... » !
La pureté, la beauté s'élèvera au milieu d'eux, au-dessus d'eux l'innocence dans dans les atours de l'indécence. La prostitué Cosey Mo qui a établit sa caravane rose bonbon sur une colline surplombant la vallée ... Les justes hypocritement, salement, froidement obsédés de pureté la sacrifieront, déchainement de violence puritaine, dévoilement de la rage sordide sous les atours de la piété. Ils en recueilleront le fruit « miraculeux » et Euchrid le muet, le roi auto-couronné du royaume putride de Tête-de-chien, le rejeté, l'absolu rebut le détruira lui qui de longue date à fait de Cosey Mo son ange-gardien !! Batailles mystiques de prophètes désorientés dont l'innocence et la pureté sont de toujours les victimes !
Ici, Cave rejoint l'exaltant William Blake : « Dieu est un produit de l'imagination créatrice et Dieu est cette imagination prenant son envol. » (Nick Cave, The Flesh made word)
Imagination ? Les images dont Cave nourrit ses récits, chansons et livres ? Les mondes, les voix, l'ange d'Euchrid Eucrow, les « visions » du condamné qui grimpe sur The Mercy Seat, la chaise de miséricorde, la chaise électrique telle que décrite dans la chanson fétiche de Nick Cave ?
Lapalissade des athées : Dieu, les dieux, le divin, tout ce « cirque » n'est que construction de l'imaginaire des hommes, imagination craintive face à la brutalité de la vie biologique brute, échappatoire des faibles ... Non, cette explication-là est facilité !! Et trop bonne pour l'inexplicable mal ! Oui, oui, Dieu est imagination-fiction, oui Dieu nous ne pouvons le percevoir que par le prisme des mots qui nous sont donné à modeler de notre « patte » ... car, comme n'ont cessé de le rappeler les saints Pères de l'Église, il n'y a RIEN, aucune comparaison, entre Dieu et le monde, et cette béance, si nous ne nous dirigeons pas vers Lui, incompréhensible, elle est comblée par le mal, par le mal effroyable qui peut prendre la face et le nom de « bien », qui peut exiger sacrifice sur sacrifice, purification sur purification ...
Imagination ? En est-ce, ou n'est-ce pas plutôt une preuve des énergies divines à l'oeuvre dans un livre digne de ce « nom » ? Cette tendresse, qui peut nous répugner, qui peut soulever le coeur du petit et misérable, et rabougri et fripé et vilain petit puritain bourgeois en nous, cette tendresse qui se fiche dans votre coeur, justement. Tendresse à l'encontre des ces fous répugnants et morbides dont nous nous sentons si éloignés dans notre bienséance de cul-bénis du progrès ... et qui pourtant nous parlent, doucement et fébrilement, qui murmurent à l'oreille de nos coeurs ...
Imagination ? Talent de ce rocker austral, fiévreux, déjanté, drogué, obsédé ? Nous faut-il donc ce prisme pour sentir ce ficher ce satané truc dérangeant dans nos coeurs tranquilles, ce coin bien encombrant qu'on appelle encore miséricorde et qui vient de Dieu ...
Imagination ? :
« Il en sera comme d'un homme qui, partant pour un voyage, appela ses serviteurs, et leur remit ses biens. Il donna cinq talents à l'un, deux à l'autre, et un au troisième, à chacun selon sa capacité, et il partit. » (Evangile selon saint Matthieu, XXV, 14-15)
Nick Cave, qui a préfacé cet Evangile, à écrit, le sait-il, un évangile moderne, l'évangile selon Euchrid le muet, le contrefait. Dans cet écrit, le mal, partout, et Dieu, évoqué, invoqué même, par tous, la communauté pathétiquement pieuse et le séparé, le défait, le difforme, l'éloigné perpétuel, l'hérétique, le contrefait : Euchrid ... entre eux : Dieu et le mal, Dieu, et le mal tels qu'ils se les représente les uns et les autres, entre eux ... : le sacrifice, toujours fait de main d'homme, pour purifier, pour sacraliser son mal, le sien propre qu'il rejette sur l'autre, sur le plus silencieux, sur Dieu, sur le Dieu qu'il imagine pour laver le sang de ses mains ...
Se laver, dans un puis qui ne peut qu'être sans fond tant il y a de mal, sans fond comme les marais puants, mouvants et putrides qui se refermèrent à jamais sur le pauvre Euchrid Eucrow ...
Sans fond, sans fond, sans fond ...