Je publie ce jour une nouvelle brève de son dernier recueil : « Selzers Singen » (Selzer chante), Berlin 2010, aux éditions Kulturmaschinen. On aura ainsi une confirmation de tout ce que j’ai traduit et publié à propos de cet auteur d’exception dans la catégorie traduction. Toute réaction à ce récit étonnant est la bienvenue.
Karina prit ma main :
« Venez tout de suite avec moi, dit-elle, j’ai un cadeau pour vous ».
C’était étrange, je venais de faire sa connaissance à l’instant. Enfin, c’est beaucoup dire. Elle était assise au bar avec une amie quand je fis mon entrée – assez soulagé de constater que le Lützowbar était ouvert en ce réveillon de Noël. J’étais plutôt d’humeur morose, on a tendance à fuir ce genre de festivités lorsqu’on est séparés mais que l’amour dure encore. Les rues avaient été soigneusement balayées, il tombait une pluie fine qui n’aurait pas été désagréable si elle n’avait apporté avec elle ce froid humide. Quoi qu’il en soit, tout contribuait à ce que je me soûle. Le soir de Noël, quand on ne veut pas verser dans la sensiblerie ni jouer les rabat-joie, la tache est rude.
Voilà pourquoi j’avais atterri au Lützowbar. Je pouvais être à peu près sûr de n’avoir sous les yeux aucun arbre de Noël ni encore moins d’être confronté à une fête quelconque. Ce serait glacial, on garderait ses distances, mais du fond du bar tout en longueur, sorte de couloir, Mao-Tsé-Toung allait me fixer comme toujours. Il y aurait peut-être, installés ici ou là, quelques hommes d’affaires pitoyables en compagnie de filles que mon ami Gregor et moi avions coutume d’appeler des « sacs à main », Erica la Hongroise par exemple avec laquelle un jour j’avais eu des velléités de rapprochement jusqu’à ce qu’il s’avère qu’elle ne savait même pas qui était Staline. Elle n’avait jamais entendu parler de Karl Marx et l’affiche du fond l’avait amenée à me demander qui ça pouvait bien être. J’en avais tiré la conclusion qu’avec elle je n’arriverais à rien et que ce serait pire encore si je devais payer.
Je fis donc mon entrée et c’était à peu près comme je l’avais espéré. Sauf que je ne connaissais pas le personnel ; peut-être avait-on embauché des intérimaires pour la soirée. C’était inhabituel, car les tenanciers étaient très regardants sur le style de la maison, ils exigeaient de leurs employés une bienséance de bon aloi. De fait, les deux serveurs faisaient une curieuse impression. L’un était un nain – je sais que l’expression n’est pas convenable ; l’autre semblait s’être déguisé, il était d’une pâleur extrême, très maigre, comme s’il avait déjà un pied dans la tombe. Il s’était fait implanter des dents de vampires, ce que j’avais déjà vu dans des fandoms, et ne m’effrayait donc pas outre mesure. D’autant, il faut le reconnaître, qu’elles lui allaient bien. Dans la partie reculée du bar, à moitié penchés sous la photo de Mao, étaient installés trois clients, sans doute des représentants, au bar il n’y avait que deux filles : de belles femmes, presque transparentes. Au cou de l’une d’elles on remarquait d’emblée la chaînette, à laquelle était suspendu entre ses seins un cristal étincelant. Ce soir-là, quelque chose clochait dans l’éclairage. Tous dirigèrent leurs regards vers moi, m’observant tandis que j’accrochais mon pardessus au porte-manteau et lorsque je longeai les quinze mètres du bar pour vérifier si peut-être vers le fond il n’y avait pas là quand même quelqu’un que je connaissais. Mais non, personne d’autre que les trois hommes. Ils me saluèrent, comme si on s’était vus souvent. Il n’en était rien, mais je répondis à leur salut avec le plus grand naturel. Puis je pris place sur un tabouret vers le milieu du bar, sortis de ma veste un carnet, un stylo, mon portable et, bien enveloppé, le cigare de Noël que je m’étais réservé pour l’occasion. Je commandai alors au vampire un Talisker et tout en fumant je me pris à rêvasser. J’écrivis quelques notes diverses. Mais au fond je ne pouvais échapper à mon chagrin. Parfois je jetais des regards furtifs aux jeunes femmes mais je ne serais à aucun prix entré en conversation avec elles si le nain, arborant un sourire des plus joyeux, ne m’avait apporté une boisson entièrement nouvelle.
« C’est de la part des deux femmes », dit-il.
« Qu’est-ce que c’est ? »
« Goûtez ».
Maintenant je ne pouvais plus me dérober et je les remerciai de loin. Les femmes sourirent, puis la plus brune des deux descendit de son tabouret et s’avança lentement vers moi. On avait l’impression que ses escarpins ne touchaient pas le sol.
« Allez, goûtez donc », dit-elle.
J’obtempérai. La boisson avait un goût – je ne vois pas comment le dire autrement – de velours aromatisé de bois. Elle s’assit à côté de moi.
« Mon nom est Karina, dit-elle, et je suis ici pour vous ».
« Pour moi ? Je ne comprends pas. »
« Buvez. Et reprenez vos affaires »
« Comment ça ? »
« Vous n’allez pas les laisser ici, j’imagine. »
Elle avait un je ne sais quoi aux oreilles qui m’incita à reprendre une gorgée, ses lobes semblaient de fine porcelaine.
« Et si je m’en vais ? » demandai-je.
Elle éclata de rire, la voix aussi était grave.
« Vous voyez là-bas, dit-elle en montrant les trois représentants qui se levaient. Vous pouvez être sûr qu’ils ne se feront pas prier. »
« Que voulez-vous de moi ? »
« Mais n’ayez donc pas peur, la peur c’est humiliant. Je peux goûter, moi aussi ? »
Je lui tendis la boisson, elle but et me rendit le verre.
« Allez, maintenant, à votre tour ».
Elle me regarda pendant un long moment. Je suis certain que dans son regard des heures s’écoulèrent. Personne d’autre n’entra, mais parmi les clients, l’un d’eux vivait la même chose que moi avec l’autre femme. Je me contentai de les observer du coin de l’œil. Pendant un moment, on eût dit que le client miroitait à travers son corps.
Ce fut alors que Karina prit ma main.
« Venez tout de suite avec moi, dit-elle, j’ai un cadeau pour vous. »
« Oui, mais où donc ? », demandai-je.
Elle portait un corsage qu’elle pouvait ouvrir des deux côtés. Ce qu’elle fit, si bien qu’il glissa par terre. Dessous elle portait un bustier.
« Il va falloir vous accrocher à mes ailes, dit-elle. Quoi qu’il arrive, vous ne lâcherez que quand je vous le dirai. Sinon vous allez vous écraser quelque part et une chute pareille peut être mortelle. »
Ce fut alors qu’elle déploya ses ailes, presque transparentes, en un large mouvement de ses plumes blanches, je m’accrochai fermement à ses épaules. Deux des trois représentants étaient déjà près de la porte à deux battants et la tenaient ouverte. Un petit virage, Karina amusée se mit à rire, et nous partîmes en surfant dans la nuit. Ce fut alors que j’en fis ma femme. Et je ne l’entends pas de manière symbolique.
Quant à savoir comment le lendemain matin, jour de Noël, je me réveillai dans mon canapé, je n’en sais rien. Mais il en fut ainsi. Ni sur la tablette à mes côtés, ni ailleurs, je ne vis des verres sales ou des bouteilles vides. Il était absolument certain que je n’avais rien bu. Et sur la tablette reposait le cristal. Avec la chaînette ; oubliés.