Depuis l’affaire de la flottille de Gaza, le 31 mai dernier, à l’occasion de laquelle la Turquie a de facto rompu son alliance avec Israël, fleurissent les commentaires déçus. C’est que la Turquie avait exalté l’espérance : les négateurs du choc des civilisations lui avaient assigné le rôle de pont entre l’Occident et l’islam pour empêcher une collision entre l’un et l’autre. Redouter cela, c’était reconnaître implicitement la validité du concept de choc des civilisations rendu célèbre par l’Américain Samuel Huntington dans les années quatre-vingt-dix. Mais l’utopie dédaigne volontiers la logique… Dans l’un de mes ouvrages, publié en 2004, « 10 questions sur la Turquie et 10 réponses qui dérangent » (éditions Jean-Cyrille Godefroy), j’avais mis en garde contre cette illusion et annoncé le revirement turc.
En 2002, l’arrivée au pouvoir des islamo-conservateurs du parti de la Justice et du Développement (AKP) – il y sont toujours – n’avait pas douché les optimismes. Les tenants de la laïcité kémaliste avaient été écartés, mais qu’à cela ne tienne : les observateurs occidentaux comparaient l’AKP aux partis chrétiens-démocrates européens, qui marient religion et politique sans que celle-là empiète sur celle-ci. Le processus d’intégration de la Turquie à l’Europe a permis au fin stratège qu’est le Premier ministre Erdogan de réduire fortement l’emprise de l’armée sur la vie politique. Muselée par la démocratisation exigée par Bruxelles avec l’appui de Washington, elle a cessé de défendre la laïcité par la force. Elle a rompu avec sa tradition putschiste qui lui avait permis de chasser du pouvoir les fondamentalistes islamistes – comme en 1997 – lorsqu’ils répudiaient trop ouvertement l’héritage kémaliste.
Erdogan a progressivement réislamisé la vie politique turque. Il est vrai qu’il amplifiait un renouveau religieux apparu après 1950, au terme de la présidence d’Ismet Inönü, qui avait succédé à Kemal Atatürk douze ans plus tôt. Inönü lui-même avait ouvert la voie à ce renouveau en instaurant le multipartisme. Atatürk avait institué un ministère des Affaires religieuses (Diyanet) qui administrait les cultes d’une main de fer : ce n’était pas une véritable laïcité au sens de la loi française de 1905 séparant les Églises et l’État. Les imams étaient choisis par le pouvoir et les confréries religieuses vivaient dans la clandestinité. Les années cinquante les ont vu réapparaître au grand jour. Elles ont construit au fil du temps des empires, notamment dans la presse et l’édition. Et mis sur pied des écoles religieuses, les Imam Hatips : celles-ci forment les nouvelles élites islamistes qui sapent l’influence de la classe dirigeante kémaliste. Elles enseignent un islam revisité par le culte du travail, mais qui maintient l’unité du politique et du religieux et la classification hiérarchique des religions : le califat ottoman disparu en 1924, si prestigieux dans le monde musulman, sera restauré et l’islam récupérera ses anciennes possessions européennes. Il les étendra. Il régénèrera l’Europe décadente.
L’AKP a patiemment instillé ces valeurs dans la politique intérieure turque. Et elles font irruption dans la politique étrangère. Le développement de l’influence turque dans l’Asie centrale et les Balkans turcophones encouragé par Ankara depuis plusieurs décennies se colore de fondamentalisme islamiste. La gloire de l’empire ottoman multiséculaire est invoquée.
Conséquence : la Turquie s’éloigne de l’Occident. Son appartenance à l’OTAN devient très turbulente. L’alliance conclue en 1996 avec Israël a été secouée par la violente diatribe adressée publiquement par Erdogan à Shimon Perez, le Premier ministre israélien, à Davos en janvier 2009. Et, le 31 mai dernier, la chaude affaire de la flottille humanitaire de Gaza a fait franchir un seuil à la Turquie. L’ONG turque IHH, qui avait monté en bonne intelligence avec Ankara la provocation obligeant les fusiliers marins israéliens à tirer, est liée au Hamas, aux Frères Musulmans et à diverses organisations terroristes. L’IHH a toujours proclamé sa haine d’Israël.
Le sunnite turc Erdogan fait désormais figure de héros aux yeux du monde musulman à l’instar du shiite iranien Ahmadinejad : tous deux défient l’Occident.
Huntington a pronostiqué que la Turquie deviendrait « l’État phare » de l’islam, grâce à son prestigieux passé ottoman, sa position au carrefour de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie, son économie relativement dynamique, l’ampleur de sa population (72 millions d’habitants), son arrière-cour turcophone et son appartenance au sunnisme, qui représente 90% du monde musulman. La Turquie est résolument engagée dans cette voie. La crise économique l’y poussera davantage. Et son intégration à l’Europe semble de plus en plus compromise…