Richard se trouvait devant la lourde porte vitré de la bibliothèque de San Francisco. A cette heure-ci, elle était fermée. Il fit tinter la cloche. Peu de temps après, le bibliothécaire arriva. Il reconnut Richard immédiatement et le fit entrer.
- Bonsoir Monsieur Brautigan, vous apportez un nouveau livre ?
- Non. Je viens en chercher un.
- Mais c'est impossible vous le savez bien.
Oui, Richard le savait très bien. Ce n'était pas ce genre de bibliothèque où l'on emprunte des livres. C'était un autre genre de bibliothèque. Les auteurs y apportaient les manuscrits qu'ils venaient d'achever. Mais ce soir là, Richard voulait récupérer un écrit qu'il avait déposé là des années auparavant. Il insista avec véhémence. Le bibliothécaire persista dans son refus. Richard, emporté par son ivresse quotidienne, frappa le gardien du lieu d'un violent coup de poing au visage. L'homme s'étala par terre, inconscient.
Richard se précipita à l'intérieur de la bibliothèque. Il fut immédiatement perdu dans le dédale d'allées et d'immenses étagères. Il en fut surpris. Il pensait connaître suffisamment l’endroit pour y circuler sans entrave. Il ne pouvait pas se repérer au classement des manuscrits. Aucun ordre spécifique ne présidait au rangement des livres. C'était la règle. Les livres étaient placés par leurs auteurs, là où ils voulaient dans la bibliothèque, sur l'étagère qu'ils désiraient. Il devait retrouver son manuscrit.
Le texte abritait la mort. Une mort jamais décrite. Latente dans chaque phrase. Elle se découvrait subrepticement à la lecture. Les phrases les plus anodines se transformaient en élégies. Une déchirure s'ouvrait tout au long de l'ouvrage. Le cruel désespoir de l'auteur était perceptible à chaque mot. Affolé, Richard se mit à la recherche du livre avec hâte. Il inspectait nerveusement le contenu des étagères, poussant les ouvrages, les écartant d’un geste brusque de sa main, agacé par le temps qui s’écoulait. Il s'efforça de se souvenir de l'endroit où il avait déposé son manuscrit. Il passa d'une rangée d'étagères à l'autre avec impétuosité.
Soudain, Richard entendit un bruit et se retourna. Au fond d'une allée, un livre était tombé. Il s'avança lentement et reconnut le titre. Il se pencha, la main tendue, pour le ramasser. Le livre s'éleva légèrement du sol et retomba un peu plus loin. Richard s'approcha de nouveau. Le livre s'éloigna encore, toujours en flottant à quelques centimètres au-dessus du sol. Cette fois, Richard se précipita dessus. Le volume s'échappa de plus belle. Il se mit alors à lui courir après. Le livre s'immisçait avec agilité entre les allées de la bibliothèque. En pleine course effrénée, l'ouvrage heurta le coin d'une étagère. Au choc, il tomba brutalement sur le sol. Richard l'immobilisa avec son pied. Il prit le manuscrit entre ses mains et commença à déchirer les feuilles une à une. A chaque page détruite, Richard se libérait d'un acte funeste, enfoui dans un souvenir d'enfance tragique, trop douloureux à assumer. Le livre allait enfin mourir.