Il en est qui rôdent autour d’un écrivain avec une opiniâtreté telle que leur obsession à s’emparer de son œuvre – fût-elle la meilleure – revient à substituer le commentaire à la réalité du texte quand il ne s’agit pas purement et simplement de l’usurper.
Comme si ce texte, avant même d’être lu, trouvait son existence dans l’attente qui le précédait et que la signature de l’auteur devenait l’œuvre elle-même, condamnée ainsi à la répétition de la même mélopée qui conduit parfois l’écrivain à être davantage commentée que lu.
Comme si le lecteur en s’accaparant quelques bribes de culture ( quelque chose de connu mais pas trop, de polémique certes mais d’un classicisme bien lisse), s’octroyait de la sorte, à bon compte, une décoration de pacotille.
Il y a donc ces œuvres qui brillent d’un éclat fugace, pareilles à ces peintures qui nous renversent le regard au premier coup d'oeil et qui paraissent si mortes quand on les a trop contemplées
En se glissant dans l’ombre de l’écrivain, ce lecteur-là vampirise un texte pour en devenir l’auteur fantasmé ; il se noie dans la plus belle des eaux quand il se mire narcissiquement dans une mare alors qu'il lui eût fallu garder cette distance sage qui fait qu’une œuvre enseigne, qu’elle se prête à une démonstration de sens et abolit les aspérités du pathos et de la connivence dès lors qu’elle se refuse à toute relation fusionnelle entre l’auteur et son lecteur.
Ce lecteur-là se laisse aspirer par le « je » de l’écrivain : ce « je » qui illumine de son encre une existence semblable aux autres mais que la beauté de l’écriture transcende au point de la rendre magique pour autrui.
Victimes de cette belle illusion, le lecteur entre ainsi en religion dans la chapelle du gourou dont il psalmodie l’œuvre devenue matière à d’infinies exégèses comme d’aucuns s’y essaient dans l'étude du Talmud , de la Thora ou des versets coraniques.
Tel est le piège d’une écriture s’enfermant dans une biographie, quand l’écrivain devient son propre personnage et que la fiction qui, malgré tout, en ressort toujours ne résulte plus que d’un style et d’un leurre. Une littérature d'un sujet mais sans objet.
Il faut se garder de cette première personne nageant dans le lyrisme, pataugeant dans le nombrilisme, toujours l’œil sur le rétroviseur plutôt que sur la route qui défile devant.
Car il y a bien deux types d’œuvres, la vieille tisane proustienne ou bien celle d’une langue qui creuse son sillage dans le réel qui la transforme. Entre Proust et Christian Prigent, je choisis ce dernier.
Et n'oublions pas Homère qui , dans son road movie, projette Ulysse dans un futur où il se joue des dieux comme des hommes dans une présence tellement supérieure au petit "je"!
Cette dangereuse illusion de l’écrit-vain, Julien Gracq l’avait déjà dénoncée dans « La Littérature à l’estomac. »:
« Quand nous nous sommes une fois « fait une idée » d’un écrivain (et tout l’effort de notre critique écrite et parlée vise à ce qu’une telle sclérose intervienne très vite), nous devenons paresseux à en changer – nous marchons en terrain sûr et nous lisons de confiance, d’un œil dressé d’avance à ramener les hauts et les bas, les accidents singuliers de ce qui s’imprime, à la moyenne d’une « production » sur laquelle nous savons à quoi nous en tenir. »
Et surtout, évoquant l’écrit-vain :
« Et voici qu’il se prend à considérer avec un vague sentiment de malaise cette alluvion énigmatique blutée par les siècles qu’il sait de naissance être la littérature, et qui repose sur ses étagères en petits blocs duveteux de poussière, couleur de limon séché, par où ils signifient qu’ils nous ont été apportés par un déluge (car elle coule ferme, la littérature) et qu’ils sont là parce qu’entre tous ils fertilisent. Mais est-ce si sûr ? Combien encore là-dedans qui portent la vie, qui la donnent ? La mort ne fait pas grâce pour toujours. Il y a des volumes qui sont tièdes encore sous les doigts comme une chair recrue d’amour, comme si le sang battait sous la peau fine, et aussi chaque nuit, dans le silence des grandes bibliothèques, il y a un livre glorieux dont vacille dans le noir et s’éteint pour toujours la petite lumière, mais sans qu’on le sache encore, comme nous parvient après des siècles la nouvelle de l’extinction d’une étoile ».