Quel corps troué, quelque moignon qu'ils montrent,
Ce ne sera rien qui puisse égaler
L'affreux tourment de la neuvième fosse.
Jamais tonneau, privé de sa barre ou de sa douve,
Ne fut crevé comme je vis une ombre
Du menton éventrée jusqu'au trou qui pète :
Entre les deux genoux lui pendaient les boyaux,
Et le sac répugnant
Qui fait la merde avec ce qu'on avale.
Comme je m'attachais tout entier à sa vue,
Il m'avise et des mains il s'ouvre la poitrine :
"Vois, me dit-il, comme je me déchire !
Vois Mahomet, comme il est mutilé !
Ali s'en va devant moi en pleurant,
Le visage fendu du menton à la houppe.
Et tous ceux-là que tu peux voir ici,
En leur vivant semeurs de scandale et de schisme,
Pour même faute ainsi se voient fendus.
Un diable est là derrière, qui nous pare
Aussi cruellement; au tranchant de l'épée
Il nous repasse tous, qui formons cette troupe,
Quand nous avons parfait la route douloureuse,
Attendu que nos plaies sont déjà refermées,
Lorsque chacun défile à nouveau devant lui.
Mais qui es-tu, à muser sur ce roc,
Pour retarder, crois-tu, ta venue à la peine
Qui te fut infligée sur ta confession ? "
- " La mort ne l'aura pas pris encore, et nulle faute
Ne l'amène aux tourments, lui répondit mon maître;
Mais, pour qu'il ait la pleine connaissance,
Je dois, moi qui suis mort, le mener par l'Enfer,
De cercle en cercle et de plus en plus bas.
C'est aussi vrai qu'il est vrai que je parle."
En l'entendant, plus de cent de ces âmes
A me considérer dans le trou s'arrêtèrent,
En leur stupeur oubliant leur martyre.
"Dis donc à Fra Dolcin, alors, qu'il se munisse,
Toi qui verra peut-être avant peu le soleil,
Qu'il se munisse donc, s'il ne veut tôt me suivre,
De tant de provisions que l'étreinte des neiges
Ne donne point victoire au Novarais.
De le vaincre autrement, il ne serait facile. "
Ce fut un pied levé déjà pour s'en aller
Que Mahomet m'adressa ces paroles,
Puis il le reposa en terre et s'éloigna.
Dante, L'Enfer, Chant vingt-huitième