Le 23 juin 1910 naissait à Bordeaux Jean Anouilh [photo ci-contre provenant d'ici]. Cela fera donc tout juste cent ans aujourd'hui, jour pour jour.
Comment lui rendre hommage ? Raconter sa vie ? D'autres l'ont fait mieux que moi. Parler de son oeuvre ? Il faudrait un livre entier pour le faire. Je commencerai donc par dire quelles pièces d'Anouilh j'ai vues et ce que je lui dois, puis je dirai quelle pièce représente le mieux à mes yeux ce prodigieux auteur de théâtre.
Du temps que j'étais étudiant à Lausanne, les Galas Karsenty-Herbert donnaient, entre autres, des représentations de pièces d'Anouilh au Théâtre municipal, sis alors avenue du Théâtre, qui monte depuis Georgette jusqu'à Saint-François.
Sans être abonné, ce qui était mon cas, il n'était possible de réserver une place que dans les deux premiers rangs de la salle. Ce qui ne me gênait pas, au contraire - je suis un peu sourd depuis l'enfance et j'aime voir les choses de près -, sauf quand, par exemple, un Claude Rich, jouant Hadrien VII de Peter Luke, postillonnait loin devant lui...
C'est ainsi qu'au Théâtre municipal de Lausanne j'ai vu Le boulanger, la boulangère et le petit mitron avec Michel Bouquet, Les poissons rouges avec Jean-Pierre Marielle et Michel Galabru. Avec mes parents au Casino de Cannes j'ai vu Le directeur de l'Opéra avec Paul Meurisse. Au Théâtre de Paris, à Paris, j'ai vu L'Alouette avec Suzanne Flon. Plus tard j'ai assisté au Théâtre de l'Atelier, toujours à Paris, à la création de La Culotte avec Jean-Pierre Marielle et du Nombril avec Bernard Blier, qui sont les deux dernières pièces de l'auteur.
J'ai donc eu la chance d'assister à la représentation de pièces de Jean Anouilh, de son vivant - il est mort à Lausanne le 3 octobre 1987 -, et mises en scène par lui et Roland Piétri, qui plus est avec des acteurs parmi les meilleurs de l'époque. Cette année trois pièces d'Anouilh auront été à l'affiche à Paris : L'orchestre au théâtre Nesle, Colombe à la Comédie des Champs-Elysées et Léocadia au Théâtre 14. Pour célébrer le centenaire de sa naissance c'est tout de même peu, dans une grande ville de théâtre comme Paris, au regard d'un répertoire d'une cinquantaine de pièces et d'un auteur de cette dimension.
Il y a trois ans, pour le vingtième anniversaire de la mort de Jean Anouilh, son théâtre a fait son entrée, en deux fort volumes, dans la prestigieuse collection de La Pléiade, éditée par Gallimard. Son Antigone est certainement une des pièces les plus étudiées à l'école, du moins en France. Anouilh n'est donc pas oublié. Mais son théâtre a une facture classique, tout en étant résolument moderne, qui l'oppose au théâtre d'avant-garde qui lui est contemporain et qui a toujours eu de son temps la préférence de la critique. Ereinté souvent par celle-ci, son théâtre a toutefois toujours obtenu l'adhésion d'un vaste public et son nom à l'affiche est encore une garantie de succès.
Le théâtre d'Anouilh est empreint d'une poésie que n'auraient pas reniée ses modèles, les deux Jean, Giraudoux et Cocteau. L'influence de Shakespeare s'y fait également sentir, dont il a d'ailleurs mis en scène ou adapté un certaine nombre d'oeuvres. Anouilh a un sens peu commun du théâtre et de ses ressorts. Il a une liberté de ton qui est l'apanage des plus grands et son non-conformisme impénitent est réjouissant dans un temps de consensus intellectuel mou. Pour toutes ces raisons Anouilh m'a permis de ne pas désespérer du théâtre de mon époque et de me réconcilier avec ce dernier, même si je n'oublie pas, dans mes reconnaissances, Montherlant et Guitry.
Jean Anouilh a classé lui-même ses oeuvres en pièces roses, pièces noires, nouvelles pièces noires, pièces brillantes, pièces grinçantes, pièces costumées, nouvelles pièces grinçantes, pièces baroques, pièces secrètes, pièces farceuses. Ce classement montre à lui seul le registre étendu de son oeuvre. Cependant j'ai réussi à faire mon choix parmi elles pour distinguer laquelle représente à mes yeux le mieux le dramaturge. J'ai jeté mon dévolu sur la pièce grinçante par excellence qu'est Pauvre Bitos.
Pauvre Bitos ou le dîner de têtes a été jouée la première fois en 1956, onze ans après la fin de la seconde guerre mondiale et a alors suscité des réactions très vives de la part de la critique, qui y a vu, à tort, une pièce politique furieusement réactionnaire.
L'action se situe dans l'immédiate après-guerre. Dans la cave d'un prieuré qui a abrité les réunions de Jacobins pendant la Révolution française et dont il a hérité, Maxime, descendant d'aristocrates guillotinés, organise avant que le bâtiment ne devienne un garage à l'emblème de Shell, un dîner de têtes, c'est-à-dire un dîner où les convives doivent venir en s'étant fait la tête de protagonistes connus. Il s'agit pour l'occasion et compte tenu du lieu de grandes figures révolutionnaires. Maxime lui-même a la tête de Saint-Just, ses amis Julien et Philippe celles de Danton et du Père jésuite. Brassac et Vulturne sont Tallien et Mirabeau. Et André Bitos a été convaincu de jouer... Robespierre.
Le but de l'exercice est de tourner en ridicule le dénommé Bitos, l'ex premier de classe, le "petit boursier cafard", qui est devenu Substitut du Procureur de la République, fonction qui lui va comme un gant, parce qu'éternel puceau il est obsédé de propreté et qu'il veut nettoyer la terre entière des corrompus, des pourris, des jouisseurs. Le rôle de Robespierre lui sied donc à merveille. N'ayant pas compris qu'il s'agissait de seulement se faire la tête de l'Incorruptible, il est même venu complètement déguisé quand tous les autres étaient en smoking.
Bitos est un homme désintéressé, un homme courageux dans son genre, un homme à principes, un humanitariste, qui n'hésite pas, la main posée sur le coeur, à justifier des massacres... s'ils permettent au progrès de continuer sa marche inéluctable au profit des faibles et des malheureux. Pour ce juriste littéral, il faut seulement que les choses se fassent dans les règles, scrupuleusement. A partir de quoi tout est justifié. Il n'est pas question d'avoir pitié et il ne faut justement pas se poser de questions. Il faut faire son devoir, quitte à ne pas digérer son café crème quand devant soi est fusillé pour collaboration un camarade d'enfance qu'on a fait condamner.
Le dîner se déroule dans un climat tendu, entrecoupé d'un intermède dans le passé de Robespierre attendant d'être guillotiné, discutant avec ses gardes, redevenu - intermède dans l'intermède -, l'espace de quelques échanges, petit garçon au collège des bons Pères. Les comploteurs font boire André Bitos plus que de raison. Ce dernier baisse sa garde. Il en viendrait presque à tomber dans la débauche tant la tentation est forte et ses défenses devenues faibles.
Bitos est même sur le point de suivre la joyeuse compagnie dans un établissement à l'enseigne de l'Aigle Rose, plutôt ollé-ollé. Une jeune femme, dont la main, le matin même, lui a été refusée par le père et qui ne l'aime pas, écoute tout de même sa conscience, prend pitié de lui et lui évente le traquenard. Car il s'agit là-bas de ridiculiser définitivement le magistrat pur et dur en le compromettant. Grâce à elle Bitos se ressaisit et promet de se venger ... en commençant par elle.
Jean Anouilh a créé là un personnage de théâtre comme il n'en existait pas. Si Tartuffe est le personnage emblématique du théâtre de Molière, Bitos est, me semble-t-il, celui du théâtre d'Anouilh. Tous deux sont des personnages singuliers qui empruntent certes des traits à des semblables, mais jusqu'à la caricature. Tous deux ont fait scandale quand ils ont été joués sur scène pour la première fois, parce que leur personnification mettait le doigt où cela faisait mal dans la société de leur temps, Tartuffe symbolisant le faux dévot, l'imposture, Bitos symbolisant le faux vertueux, la médiocrité.
Francis Richard