Troublant, déconcertant, provocant, fascinant, captivant, envoûtant...
André Brink nous emmène dans les profondeurs de l'Afrique du Sud, non loin du Cap, où vit une communauté de calvinistes purs et durs, installés là depuis l'époque du Grand Trek en 1838.
Durs ? C'est le moins que l'on puisse dire ! Ils sont farouches, impitoyables, inhospitaliers, intransigeants, rigoristes, âpres, inflexibles, ces hommes et ces femmes qui ont trouvé refuge dans ce vallon d'accès presque impossible.
Purs ? Ce que va découvrir Flip Lochner, journaliste au bout du rouleau, historien raté, c'est bien autre chose que de la pureté !
Flip, le narrateur, est interpellé, dans un séminaire, par un jeune homme, Petit Lukas Lermiet qui a relevé l'intérêt que le journaliste porte au Vallon du Diable, dans le Swartberg. Petit Lukas est étudiant, mais il vient de "là-bas"... Pendant une nuit bien arrosée, trop arrosée, le jeune homme accepte de parler de ce vallon, de l'arrivée de son "père fondateur", Lermiet Prophète, au cours d'un hiver des plus rigoureux, il y a cent cinquante ans. Il était accompagné de sa famille et de quelques compagnons d'exode. Les seuls survivants de cette descente vers l'Enfer qui leur était apparu comme la Terre promise, furent Le Prophète, Mina, sa femme, une fille et deux très jeunes garçons.
Lorsque Flip se réveille, le lendemain, avec une solide gueule de bois, il a la promesse de rencontrer une nouvelle fois Petit Lukas, dont il apprend... la mort subite, au cours d'un accident routier. Sa vie étant un champ de ruines (sa femme vient de le quitter, ses enfants le repoussent, sa motivation professionnelle se délite), le journaliste entreprend de se lancer dans une enquête sur cette étrange communauté qui a fait de l'autarcie sa raison de vivre. Il part donc, un appareil photo, un magnétophone, de nombreux paquets de cigarettes, une bouteille de whisky comme seuls bagages, à l'assaut de ce mystérieux vallon.
Interloqué, il est accueilli, en haut, par un inconnu, un vieillard hors d'âge, qui lui déclare tout de go : "j'étais assis là à t'attendre". Il vient de faire la connaissance de Lukas Lermiet, dit Pépé Lukas, dont l'esprit semble bien dérangé puisqu'il rajoute, en plein été brûlant, : "T'as fait un sacré chemin... avec toute cette neige... !". Le vieil homme tente de dissuader Flip de descendre dans le vallon : "Si tu veux mon avis, retourne-t'en maintenant qu'il est encore temps. Quand tu auras posé les pieds en bas dans le vallon, ce sera trop tard". Mais le journaliste s'entête et un personnage inquiétant, terriblement laid, sans cesse occupé à se masturber furieusement, lui sert de guide. Le sort en est jeté ! Et quel sort ! C'est dans les maléfices, dans le surnaturel satanique qu'il va s'engouffrer
Sa troisième rencontre, avant de pénétrer dans la communauté, sera celle d'une fille nue sortant d'un trou d'eau. Hallucination ? Lorsqu'il s'approche, elle disparaît et avec elle les traces du lieu de sa baignade. Il en garde un souvenir hébété, et celui, surtout de son anatomie : "la fille avait quatre lolos. Une paire tout ce qu'il y a de plus normal, de la forme et de la taille voulues, les tétons perchés comme deux abeilles [...] exactement là où on s'y attend. Et puis, dessous, à un intervalle pas plus grand qu'une main, comme les notations au crayon d'un peintre, tracées sur le papier puis effacées, mais pas complètement : une seconde paire. Pas des nibards pleinement formés, seulement la suggestion de deux doux renflements, piqûres d'abeille précitées ; aucun doute, cependant, quant aux tétons".
Le journaliste, vous vous en doutez, n'en est qu'au début des surprises et des aventures, toutes plus fantasmagoriques les unes que les autres. Il fera la connaissance de personnages invraisemblables, intrigants et intriguant sans cesse. Tous sont des LERMIET : Lukas la Mort, le fossoyeur, qui le conduit au sein de la colonie, en route vers une destinée qu'il ne peut même pas imaginer, Tatie Pavot Pleinelune, la guérisseuse, qui lui offre un "apôtre" en guise de bienvenue (?... je vous laisse découvrir !) et accepte de l'héberger, la Grande Fransina, qui extrait de ses alambics d'ébouriffantes potions, Jos Joseph, le menuisier, Ouma Liesbet Pruneau, vieille dame ratatinée, perchée sur la toiture de sa maison comme une cigogne noire portée par le vent, Saint Frère, le prédicateur, Bettie Tétine, "adossée au montant massif du porche du temple, entourée de sa couvée, jambes languissamment étendues", Jurg la Source, le sourcier, qui "paradait à la suite de sa baguette patinée", Henta Pêche, petite jeune fille libidineuse entourée d'une cour d'adolescentes impudiques , Gert Pinceau, l'artiste peintre, Hans des Sorts, un "petit homme maigre comme une kierie", Isak le Smous, le voyageur qui faisait de fréquentes incursions dans "l'autre" monde, celui qui se situe en dehors de ce vallon étouffant, père de Piet Morve, un petit garçon, morveux (comme son surnom l'indique) qui va s'attacher à Flip Lochner et lui offrir un caméléon porte-bonheur, bien d'autres encore... et surtout Emma... Emma, dont le journaliste va tomber follement amoureux, Emma l'ancienne petite amie de Petit Lukas, Emma qui va aimer Flip... Emma, la secrète, Emma, la vilipendée, Emma dont il est dit qu'elle est habitée par le Diable...
Au sein de cette méphistophélique congrégation, Flip va tenter de comprendre,va tenter de déjouer les mensonges, va tenter d'extorquer les informations qui donneront sens aux agissements des uns et des autres. Et ce qu'il va progressivement découvrir dépasse l'entendement ! Un monde régi par des lois archaïques où les hommes font la loi : lapidation de la femme adultère, élimination des enfants mal venus, incestes, parricides et infanticides, jugements arbitraires... et rejet des Noirs et des étrangers, et domination patriarcale absolue...
Et quand Flip saura enfin qui est Emma, il sera trop tard !
Quel roman ! C'est une véritable faveur que de pénétrer dans l'univers d'André Brink et dans ce qu'il s'applique à décrire de ces colons hollandais qui ont mis leur folie d'assujettissement d'une partie du monde au service d'un dogme aberrant, intolérant et sectaire.
Post Scriptum : 1. Ne vous laissez pas rebuter par le "putain" de "foutu" vocabulaire de "merde" employé par l'auteur... Si elle m'a choquée au début de ma lecture, cette écriture s'accorde parfaitement avec cette exceptionnelle démonstration.
2. Un monumental merci à BOB et aux Éditions Livre de Poche