Comme les lecteurs fidèles et perspicaces le sauront, je succombe assez fréquemment au catalogue étranger de Quidam, alors que son versant francophone souffle
le chaud et
le froid (ce n'est que mon opinion, demandez
à d'autres). En début d'année, parution de
La persistance du froid de Denis Decourchelle, premier roman d'un ethno quinqua qui ne semble pas avoir bouleversé la critique parisienne (si ce n'est un de nos camarades,
infiltré clandestinement dans la presse monopolistique). Il y a là une évidente injustice.
Derrière son impénétrable titre, ce roman cache une série de portraits bâtie comme une dérive d'un personnage à l'autre. Personne ne sera surpris d'apprendre que chacun des individus à faire son apparition est lié, d'une manière ou l'autre, à au moins un de ses compagnons de papier. D'un musicien de rue, on passe à un anthropologue puis à son élève et au « performer » / ritualiste qu'elle observe, une actrice célèbre, des résistants français, un cosmonaute
soviet. On aurait presque envie de dire en grande pompe « une œuvre qui traverse les bouleversements du siècle ». On ne le fera pas : ce serait mentir. On aurait envie de dire un roman polyphonique. On ne le fera pas : ce serait mentir.
Même si, historiquement, on parle de la persécution des juifs, de la France occupée, de la guerre froide et du Vietnam,
La persistance du froid n'affiche jamais l'ambition de raconter le défunt XXème : il s'intéresse à des individus dont les circonstances de vie font qu'ils sont malheureusement plongés dans ces événements mais ce qui compte, c'est eux, bien plus que la grande histoire. J'ai dit de deux autres romans de cet éditeur que j'ai chroniqués récemment (Frering et
Dümmel) qu'ils laissaient une grande place aux non-dits. D'une certaine façon, c'est encore le cas ici, même si c'est moins prégnant (chez les autres, ce non-dit est le trou noir, le centre de la douleur ; ici, c'est la leçon historique ou politique, le « grand générique » dont il est question au début du roman) et on commence à comprendre pourquoi c'est la figure du Quidam qui donne son nom à la maison de Pascal Arnaud : même dans ses fictions du moi (
Brinkmann ou
Johnson), il n'est pas question de héros, de gens qui veulent faire une différence. Il s'agit au contraire de l'homme de la rue (qu'il soit une star, un écrivain ou un vrai nobody importe peu : ce qui est mis avant, c'est son côté « common man »), du citoyen lambda. Dans son roman, Denis Decourchelle caresse ses personnages plus qu'il ne brosse le portrait du tourbillon global. La fiction quidam, serait-ce la fiction de l'humain et de l'individu avant d'être celle de l'histoire dans laquelle il s'inscrit ?
Même si on saute de personnage en personnage,
La persistance du froid n'est ni un roman choral ni un roman polyphonique : tout a au long du roman, il n'y a qu'une seule voix, qu'un seul rythme. Celui de l'auteur. La prose de Denis Decourchelle est une des vraies belles surprises françaises de ces derniers temps : il affiche la maîtrise et l'aisance des musiciens de studio les plus expérimentés, tout en gardant la fraîcheur et l'élégance d'un instrumentiste qui y va au feeling. C'est sans doute ce qu'il y a de plus distinctif dans ce livre. La structure est particulièrement appréciable également : Decourchelle évite les deux écueils évident des portraits interconnectés (la présentation plus ou moins chronologique ou la présentation successive) en procédant par allers retours, en boucle, en cercles plus ou moins lâches, flottants.
Royan. Vitrifiée dans une matinée de semaine, sinistre et splendide aussi dans son inutilité, suspendue comme une journée d'hôpital qui n'en finit plus quand le soleil entré dans la chambre du malade avive à nu la silencieuse inanité des êtres et des situations. Derrière les façades bordées de bleu, jaune, rouge vif maintenant déteints, on n'arrive pas à imaginer de vies autres que prévisibles et dans les cours d'écoles les enfants eux-mêmes ont l'air irréels, ou ce qu'il faut être pour cette grande ville absurde. Cathédrale de bêton échouée comme une coque retournée par la guerre, non loin de la plage, terminant au plus vite son élan vers le ciel. Caractère dérisoire et morbide de ce lieu, comme si ceux qui en avaient conçu l'espace s'étaient sentis incapables de lui transmettre de la force, ou du moins de l'espérance.
Si on devait faire quelques critiques à Decourchelle, il s'agirait de lui reprocher un trait parfois trop forcé, un art du soulignage qui n'est pas spécialement bienvenu. L'écriture, c'est 145 pages de musique. Pas de mystère : nous sommes accueillis par les rythmes d'un batteur de rue et le mot scansion est sans doute le plus répété du livre. Cher Denis, votre petite musique, nous l'aurions ressentie aussi sans ces indications, et peut-être même plus fort (la surprise…). Ensuite, les premiers fragments ressemblent presque à un passage de relais appuyé (on passe de a à b parce que… et de b à c parce que…), comme s'il fallait souligner encore et encore le pourquoi du comment. Mais le lecteur est tellement habitué à ce type de procédé qu'il est inutile de le mettre en évidence pareillement. Heureusement, après quelques pages, le livre gagne en souplesse et l'évidence n'est plus articulée. N'hésitons pas à mettre cette tentation de prendre le lecteur par la main et de lui indiquer ce qu'il doit voir sur le compte du premier roman.
On aurait envie de voir en
La persistance du froid l'anti
Let the great world spin : Decourchelle ne se livre pas à un chantage émotionnel, ne tente pas d'ajouter une relevance politique forcée, ne joue pas à prétendre qu'il est à l'aise dans tous les styles et toutes les voix. C'est un peu comme si
McCann était le débutant qui veut trop faire et n'y parvient pas et Decourchelle le romancier expérimenté qui sait exactement ce qu'il veut faire et comment. Il confesse ne pas avoir d'imagination. On s'en fout. Et si McCann a obtenu un National Book Award sans qu'on comprenne pourquoi, on aimerait bien que
La persistance du froid ait un peu plus d'écho et de lecteur. On saura pourquoi.