Picnic à l’éther

Publié le 24 juin 2010 par Marc Lenot

Certes, il faut aller jusqu’au Chambon-sur-Lignon, haut-lieu des Justes (et aussi, pour moi, réceptacle de bien des souvenirs personnels), il faut découvrir ce lieu dédié à la céramique et escalader la pente derrière, entrer dans cette salle d’exposition où la lumière est bleutée, les vitres ayant été recouvertes du même verre bleu que celui des bouteilles d’éther, la vision du monde extérieur ainsi chamboulée. Et là, il faut se laisser emporter, déranger, transporter. Cécile Hesse et Gaël Romier sont des photographes qui montrent aussi des objets mis en scène dans des performances, ce sont des fabricants de fantasmes et d’improbable, ce sont des perturbateurs à l’air innocent.

Cette coupe de cristal aux contours alambiqués, ainsi nappée de bleu, évoque (et une photographie plus loin souligne le simulacre) l’obsession d’Edgerton pour l’éclatement des gouttes de lait, effet d’optique ou effet de forme. Présentée sur cette table basse encadrée de deux fauteuils (ne manque que le napperon suggestif), comme pour une ‘conversation piece’, elle contient des brèdes mafane (ou boutons du Séchuan) piquées dans des épingles de sûreté : les portant à sa langue, le visiteur, invité à goûter, décontenancé et méfiant, perçoit un picotement électrique des plus étranges. Sa vision bleuie, sa langue en overdrive, le voilà prêt à affronter les images étranges que le couple diabolique (farceur et pervers) lui a concoctées.

Il est question de corps, bien sûr, d’interdits, et non pas tant de sexe que d’humeurs, de sensualité, sinon sale, en tout cas trop intime pour ne pas déranger : boule de cheveux, rosbif ceinturé de cuir, balancelle qu’on croit de guimauve et qui se révèle faite de mousse de matelas, marquée des odeurs, des sueurs et des empreintes des corps qui y ont dormi ou forniqué, qui y sont morts. Tout ici est lourd de sous-entendus, de sens cachés : un vase en trompes de Fallope, un tambour silencieux dont les bâtons sont des fémurs humains recouverts de laine de layette.

Ce panorama faunesque est comme une offrande de l’intimité des deux artistes, une invite à entrer dans leurs fantaisies, un croc-en-jambe à notre rationnel, à notre réserve, aux limites de la transgression, au-delà du bienséant et, ainsi invité, on y entre avec fascination et complicité. Bataille n’est pas loin, Mandiargues non plus. Si proches d’ailleurs, que l’image phare de l’exposition est cette photographie qui semble volée, voyeuriste, d’une femme à demi dissimulée entre deux portières de voiture comme pour soulager sa vessie et qui pond un oeuf. Non pas un oeuf pur, lisse, protégé dans sa coque, mais un oeuf déjà brisé, salissant sa culotte : geste interdit, menstrue monstrueuse, enfantement contre nature, exhibitionnisme affirmé (voyez comme elle relève sa robe pour mieux nous donner à voir).

Ces deux artistes, poursuivant ce chemin de l’étrangeté à nul autre pareil, sont peut-être les dignes héritiers des surréalistes, non pas tant par la construction de leurs images que par l’univers qu’ils savent évoquer. Et si vous n’allez pas au Chambon, vous pourrez les voir aussi cet été à Mende et à Nîmes.

Photos 1 et 2 de l’auteur.