Les Trois Sœurs - Pièce d'Anton Tchekhov (1901) - Comédie française
Mise en scène d'Alain Françon
Laquelle se révèle on ne peut plus millimétrée. D'entrée de jeu, je ne peux me défaire de l'impression d'assister à la plus brillante des leçons de théâtre, qui plus est très soucieuse de forme et de classicisme. L'extrême qualité de cette perfection est d'ailleurs peut-être ce qui en fera, les deux premiers actes durant, le seul mais principal défaut. C'est un peu lent, un tout petit peu attendu, et cette relative paralysie, ce petit défaut de liberté, charrie un mouvement bizarrement trop précis, comme une mécanique dont le roulement à billes aurait été à ce point huilé qu'elle pourrait être tentée de se contrôler elle-même. Et il faut la verve d'un Bruno Raffaelli, la posture drolatique et rebelle d'un Eric Ruf, le corps et la voix d'un Michel Vuillermoz, le charme facétieux d'un Guillaume Galienne (dont je m'aperçois que le tropisme luchinien n'était donc pas tout à fait accidentel), et tout le talent d'un Michel Robin, dont on ne dira jamais assez combien les passages, même furtifs, que lui prête son second rôle, sont d'une infinie justesse, pour que l'ensemble ne sombre pas dans une perfection qui eût pu être ennuyeuse. Constat dont je n'ignore pas le caractère inique, tant ce soir la troupe tout entière fut splendide, et tant la pièce repose sur les épaules de Florence Viala (Olga), Georgia Scalliet (Irina) et Elsa Lepoivre (Macha) qui, on le verra, furent admirables. Je me dis pourtant, vu ce qui va suivre, que la relative attente où me mirent les deux premiers actes n'est pas sans rapport avec la pièce elle-même, avec ce que Tchekhov lui-même lâcha dans son propre texte.
Cette pièce est d'ailleurs remarquable aussi pour cela. Tchekhov n'étant pas du genre à trancher dans le lard du bien et du mal, son théâtre s'immisce dangereusement dans l'existence des humains et, ce faisant, en révèle les facettes nombreuses et paradoxales. C'est, en cela, un auteur aussi métaphysique que réaliste. La joie est optimiste et un peu vaine, et les deux premiers actes peuvent ennuyer pour cette raison même. On n'y voit, après tout, qu'une bonne société édifiante et oisive, conséquemment livrée au fantasme puéril de la guerre et du travail, de la morale et du labeur. Naturellement, on entrevoit bien quelques grains de sable : les sentiments réels, souvent tus, sont toujours prêts à s'écorcher, et les rivalités sourdent. Comme souvent chez Tchekhov, il ne se passe, au fond, pas grand-chose qui fût d'humaine volonté. Il faut attendre, comme on attend le destin - comme, même, on s'en remet volontiers à lui. D'ici là, on cause, on cause, on s'agite, on se rend fébrile d'un rien, on festoie sans véritable cœur ni autre raison que solennelle ou formelle, on se trouve, malgré la richesse, bien marri de ne pouvoir vivre à Moscou, et on suppute un avenir forcément meilleur, gavé de science et de patriotisme (voire de science patriotique). La pièce fait croire que c'est au creux de cette névrose que pourrait se nicher la résolution, mais non. Les humains sont ainsi faits qu'ils ne peuvent d'eux-mêmes se réformer : c'est de l'extérieur qu'il faut toujours attendre le changement.Qui viendra du drame. En l'espèce, un grand incendie dans la ville, à peine évoqué, tout juste perceptible parce qu'on nous dit qu'il a eu lieu, et parce que quelques traces de suie se laissent deviner sur les mains ou les visages. Mais de ce drame qui n'est pas à soi va naître ce qui va forcer la petite communauté à se l'approprier, fractionnant le monde familial jusqu'à le conduire à sa possible mais incertaine régénérescence. Le basculement dans l'autre monde, dès les premières secondes du troisième acte, va donner à la pièce, et à cette mise en scène, sa dimension totalement magistrale. Et c'est dans le drame que vont exploser les trois sœurs, ces trois comédiennes qui, de toute évidence, ont trouvé un texte et une inspiration à leur niveau. Florence Viala (Olga) a la rigidité pudique qui convient à cette grande sœur responsable qu'anime le seul sens du devoir. La jeune Georgia Scalliet (Irina) trouve ici un répertoire émotif qui lui convient à merveille, même si je pense qu'elle pourrait se montrer parfois un peu moins grimaçante, ou plus intérieure. Il n'empêche, son rôle est éprouvant, il l'oblige à traverser et à habiter des mouvements complexes, et l'entièreté de son jeu se révèle très convaincante, parfois touchante. Enfin, surtout, il faut saluer Elsa Lepoivre, qui, dans le rôle de Macha, est en tous points prodigieuse de présence, d'intelligence scénique et de pugnacité, belle dans la colère et dans l'amour, dans la bouderie comme dans la passion, excellente dans ce rôle de sœur insaisissable, lyrique, colérique, que blesse et irrite l'insuffisance de la vie. Nul n'aura pu ignorer ses larmes et son bouleversement, lorsqu'à la fin elle vint, avec les autres, saluer la salle.Très grand moment de théâtre, donc, servi par une troupe à son plus haut, porteuse d'un texte dont on appréciera l'élasticité et l'infinité des ressources dramatiques et scéniques. Et qui, en notre contemporaine époque de sarkozysme puéril, bourgeois et luxuriant, conserve un mordant que Tchekhov n'avait certainement pas prémédité. Certes, je continue de m'agacer de ces quelques cons qui rient à contre-courant, confondant drame et comédie parce qu'ils ne veulent voir que la comédie et s'échine à dénier le drame, et parce qu'il est toujours plus facile de penser qu'il y a du huitième degré lorsqu'une femme pleure, mais c'est là aussi une démonstration de la complexité très fine du texte de Tchekhov : le sens, celui de la vie, nous demeure inaccessible. Force est de constater que le vingt-et-unième siècle n'a pas fait le progrès décisif, en cette matière comme en tant d'autres. Il ne me reste plus qu'à retrouver l'air libre, et trinquer au clair de lune avec ma femme enfin libérée.