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QPC: la Cour de Luxembourg allume le calumet de la paix et explose les contrôles de la bande “Schengen” (CJUE, 22 juin 2010, A. Melki et S. Abdeli)

Publié le 23 juin 2010 par Combatsdh

Validation sous réserves du mécanisme de la QPC et non-conformité des contrôles de la bande des 20 km Schengen

Par Serge Slama et Nicolas Hervieu

Dans un arrêt de grande chambre très attendu, rendu en procédure accélérée, la Cour de justice répond aux deux questions préjudicielles de la Cour de cassation (Cass., QPC 16 avr. 2010, MM. Melki et Abdeli, n° 10-40002, Actualités droits-libertés du 23 avril 2010  et CPDH 22 avril 2010) et tranche ainsi, si ce n’est une « guerre des juges », au moins d’importantes querelles doctrinales et médiatiques. Le juge luxembourgeois valide la conformité au droit communautaire de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) et ce, semble-t-il, en tenant compte des décisions rendues depuis la saisine préjudicielle par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État. Par ailleurs, autre apport non négligeable mais quelque peu occulté par les débats sur la QPC, il estime contraire à l’article 67§2 TFUE et aux articles 20 et 21 du règlement n° 562/2006, intitulé « Franchissement des frontières intérieures » (ou Code frontières Schengen) les contrôles d’identité de la « bande des 20 km Schengen » prévus à l’article 78-2 alinéa 4 du Code de procédure pénale. Dépassant le strict cadre franco-français de cette controverse, les enjeux de cette affaire ont amené l’intervention de plusieurs gouvernements d’États membres.

Rappelons qu’en l’espèce deux Algériens en situation irrégulière ont été contrôlés par la police à la frontière franco-belge, en application de l’article 78-2 alinéa 4 code de procédure pénale. Faisant l’objet le 23 mars 2010 d’une reconduite à la frontière et d’un placement en rétention, ils ont déposé devant le juge des libertés et de la détention une question de constitutionnalité. Ils estimaient qu’une violation du principe de libre circulation garanti par l’article 67§ 2 TFUE constituerait, par ricochet, une violation de l’article 88-1 de la Constitution qui consacre la participation de la France à l’Union européenne. La Cour de cassation estimait que l’article 62 de la Constitution l’empêcherait de poser une question préjudicielle à la CJUE après que le Conseil constitutionnel se soit prononcé sur une QPC transmise auparavant au sujet d’une même disposition législative. En conséquence, et en l’espèce, la Cour avait posé ces deux questions préjudicielles au lieu de transmettre la QPC au Conseil constitutionnel.

Après avoir déclaré recevables ces deux questions, compte tenu de la « présomption de pertinence » dont elles sont revêtues et alors même que les deux requérants ont été libérés (§§25-26), la Cour estime :

1°/- Sur la conformité du caractère prioritaire de la question de constitutionnalité au regard du droit communautaire

En application de sa jurisprudence classique (CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal, 106/77 ; 27 juin 1991, Mecanarte, C-348/89, points 39, 45 et 46 ; 22 octobre 1987, Foto-Frost, 314/85), la Cour souligne qu’afin d’assurer la primauté et l’efficacité du droit de l’Union, le juge national doit être libre de saisir, à tout moment de la procédure qu’il juge approprié, tant avant qu’à l’issue d’une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité, la Cour de justice d’une question préjudicielle (§ 52). Plus encore, s’agissant de l’articulation entre deux obligations potentiellement contradictoires pesant sur le juge national (donner priorité au mécanisme de contrôle constitutionnalité tout en continuant d’assurer le respect du droit communautaire), la Cour indique que « dans la mesure où le droit national prévoit l’obligation de déclencher une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité qui empêcherait le juge national de laisser immédiatement inappliquée une disposition législative nationale qu’il estime contraire au droit de l’Union, le fonctionnement du système instauré par l’article 267 TFUE exige néanmoins que ledit juge soit libre, d’une part, d’adopter toute mesure nécessaire afin d’assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union et, d’autre part, de laisser inappliquée, à l’issue d’une telle procédure incidente, ladite disposition législative nationale s’il la juge contraire au droit de l’Union » (§ 53).

La CJUE saisit l’occasion pour évoquer une hypothèse particulière : la question des lois de transposition de « dispositions impératives » d’une directive de l’Union européenne. Même si un tel instrument n’était pas ici en cause dans le contentieux de l’espèce, il soulève en effet des difficultés particulières dans l’articulation entre des mécanismes tels que la QPC et le renvoi préjudiciel. Il est ainsi énoncé que, dans ce cadre, « le caractère prioritaire d’une procédure incidente de contrôle de constitutionnalité d’une [telle] loi » de transposition « ne saurait porter atteinte à la compétence de la seule Cour de justice de constater l’invalidité d’un acte de l’Union, et notamment d’une directive, compétence ayant pour objet de garantir la sécurité juridique en assurant l’application uniforme du droit de l’Union » (§ 54). La Cour évoque ainsi la situation où l’invalidation d’une loi de transposition par le juge constitutionnel empêcherait le juge national de procéder à un renvoi préjudiciel et, par la même occasion, empêcherait donc la CJUE de contrôler « la validité de ladite directive » au regard du droit primaire de l’Union (§ 55). Afin donc d’éviter que le mécanisme de renvoi préjudiciel soit privé de son efficacité pour les lois de transposition et puisque « la question de savoir si la directive est valide revêt, eu égard à l’obligation de transposition de celle-ci, un caractère préalable » (§ 56), la CJUE tend à poser dans ce cas une nette priorité du renvoi préjudiciel sur des mécanismes tels que la QPC : si le contrôle constitutionnel « s’effectue […] par rapport aux mêmes motifs mettant en cause la validité de la directive , les juridictions nationales, dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, sont, en principe, tenues, en vertu de l’article 267, troisième alinéa, TFUE, d’interroger la Cour de justice sur la validité de cette directive […] à moins que la juridiction déclenchant le contrôle incident de constitutionnalité n’ait elle-même saisi la Cour de justice de cette question sur la base du deuxième alinéa dudit article » (§ 56). Cette analyse apparaît d’ailleurs proche de la méthode adoptée par le Conseil d’État dans la jurisprudence « Arcelor » (CE, Ass., 8 février 2007, N°287110) face à cette même question délicate du contrôle des lois de transposition. Le Conseil avait en effet estimé qu’en cas d’équivalence de protection au plan constitutionnel et au plan communautaire, le juge national devait privilégier le contrôle de conformité de la directive au droit primaire et, en cas « de difficulté sérieuse [… lors de ce contrôle,…] saisir la Cour de justice des Communautés européennes d’une question préjudicielle ».

Revenant à un niveau plus général, et sans surprise, la CJUE estime donc que le caractère prioritaire d’une « procédure incidente de contrôle de constitutionalité » n’est contraire au droit de l’Union européenne que s’il empêche les juges nationaux « d’exercer leur faculté ou de satisfaire à leur obligation de saisir la Cour de questions préjudicielles » (§ 57), étant entendu, donc, que cette obligation prend une teneur particulièrement forte dans l’hypothèse précédente relative aux lois de transposition. Sous cette réserve relative aux questions préjudicielles, la Cour valide le caractère prioritaire de ces mécanismes constitutionnelles à l’aide d’une interprétation conforme assez semblable a celle exposée entretemps par le Conseil constitutionnel (CC n° 2010-605 DC du 12 mai 2010jeux de hasard » « ; V. aussi celle du Conseil d’État, CE 14 mai 2010, Rujovic 312305, au Lebon - Actualité droits-liberté du 18 mai 2010 ; position confirmée en référé-liberté CE, réf., 16 juin 2010, Assetou Diakité, 340250, au recueil Actualités droits-libertés du 21 juin 2010. Voir CPDH 20 mai 2010 et CPDH 21 juin 2010). Ainsi, la procédure organisant ce contrôle de constitutionnalité ne doit pas empêcher les « juridictions nationales » - outre, une nouvelle fois, de poser à la CJUE « toute question préjudicielle qu’elles jugent nécessaire » - : « d’adopter toute mesure nécessaire afin d’assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union, et » ; « de laisser inappliquée, à l’issue d’une telle procédure incidente, la disposition législative nationale en cause si elles la jugent contraire au droit de l’Union » (§ 57). Enfin, est aussi rappelé, ce qui est tout aussi classique mais qui prend une saveur particulière dans les débats français relatifs à la QPC, qu’« il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si la législation nationale en cause au principal peut être interprétée conformément à ces exigences du droit de l’Union » (§ 57).

Cette solution luxembourgeoise apporte donc de sérieuses limites au caractère prioritaire de la QPC ou, à tout le moins, à l’idée que s’en faisait initialement le législateur organique qui souhaitait, par cette voie, affirmer - notamment sur le plan symbolique - la prééminence du droit constitutionnel sur le droit de l’Union européenne. Force est cependant de constater que, sur l’initiative de la Cour de cassation et sans contredire les interventions ultérieures du Conseil constitutionnel ainsi que du Conseil d’État, la CJUE a rappelé ici combien cette prétention pouvait être vaine face au droit de l’Union européenne.

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La Cour de justice de l’Union européenne

2°/- Sur la « bande des 20 km Schengen »

   Sans refuser le principe même des contrôles, la Cour de Luxembourg estime ce dispositif contraire au droit communautaire car l’article 67, paragraphe 2, TFUE ainsi que les articles 20 et 21 du règlement n° 562/2006 (« code frontière Schengen )» « s’opposent à une législation nationale conférant aux autorités de police de l’État membre concerné la compétence de contrôler, uniquement dans une zone de 20 kilomètres à partir de la frontière terrestre de cet État avec les États parties à la Convention d’application des accords de Schengen, l’identité de toute personne, indépendamment du comportement de celle-ci et de circonstances particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre public ».

En effet, l’article 78-2 alinéa 4, qui autorise des contrôles « indépendamment du comportement de la personne concernée et de circonstances particulières établissant un risque d’atteinte à l’ordre public », ne contient, aux yeux de la Cour et en écho à la décision du Conseil constitutionnel du 5 août 1993, « ni précisions ni limitations de la compétence ainsi accordée, notamment relatives à l’intensité et à la fréquence des contrôles pouvant être effectués sur cette base juridique ». Or, de telles carences conduit la CJUE à relever que ces contrôles présentent  un effet équivalent à celui des vérifications aux frontières prohibées par l’article 21 a), du « Code frontière Schengen » (§ 73). Par ailleurs, si le fait que les contrôles concernent une zone frontalière ne suffit pas à étayer en soi la qualification de ceux-ci en de telles vérifications aux frontières prohibées, les « règles particulières relatives [au] champ d’application territorial » des contrôles des contrôles à bord d’un train effectuant une liaison internationale et sur les autoroutes viennent, elles, conforter une telle qualification (§ 72). La Cour indique donc que pour satisfaire aux exigences des articles 20 et 21 du CFS « interprétés à la lumière de l’exigence de sécurité juridique », l’article 78-2 al. 4 « doit prévoir l’encadrement nécessaire de la compétence conférée à ces autorités afin, notamment, de guider le pouvoir d’appréciation dont disposent ces dernières dans l’application pratique de ladite compétence ». Cette décision ouvre ainsi la voie à la contestation de nombreuses procédures initiées à la suite d’interpellations dans la bande des 20 km sur le fondement de l’article 78-2 alinéa 4.

 

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CJUE, 22 juin 2010, C-188/10  et C-189/10, Aziz Melki et Sélim Abdeli

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Actualités droits-libertés du 22 juin 2010 par Serge SLAMA

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