Un Monde merveilleux, Gérard RancinanCl. Isabelle RambaudCandide n’avait guère vu de tableaux dans sa jeunesse car les murs du château de Thunder-ten-tronckh étaient uniquement recouverts de tapisseries. Ces verdures étaient bien utiles pour se protéger du froid et ne risquaient pas de lui échauffer l’imagination.
A l’inverse, la peinture avait à ses yeux quelque chose de futile et d’artificiel, voire même de diabolique quand il s’agissait de portraits : les échevins, les dames de cour, les beaux seigneurs se faisaient peindre pour afficher leur superbe et rester immortels sur les murs de leur demeure mais les cadres dorés qui protégeaient leurs figures grimées ne les empêchaient pas, le jour venu, d’être mangés aux vers comme le moindre des manants. Il était donc par nature plutôt circonspect devant ces yeux qui le regardaient fixement depuis l’au-delà.
Etant à Paris, il se laissa néanmoins entraîner à la visite du Musée des Œuvres Essentielles, en abrégé le MOE, où étaient exposés les tableaux les plus célèbres du monde. Mais au lieu d’être accrochés les uns à côté des autres, ces chefs-d’œuvre étaient chacun présentés dans une pièce particulière avec les tableaux qu’ils avaient inspirés et qui leur faisaient ainsi comme un cortège. C’est ainsi que Candide tomba en arrêt, dans la salle dite « de l’Angélus », devant un tableau du peintre Jean-François Millet. On y voyait un homme et une femme pauvrement vêtus, debout face à face dans un champ de pommes de terre et ayant interrompu leur travail pour se recueillir. La fourche de l’homme était plantée à côté de lui à sa droite et le panier d’osier à leurs pieds, entre eux deux. A l’horizon, la petite silhouette d’une église se détachait sur un ciel orangé donnant à l’ensemble de la scène une nuance sombre couvrant de son mystère les meules, la terre et les humains.Il était indiqué sur un panneau à côté de l’œuvre qu’après avoir fait de nombreux portraits bien payés de la belle société normande, ce peintre s’était consacré aux paysans et aux artisans, vivant alors dans la pauvreté comme ses modèles. Il avait pris le parti de mettre en valeur le travail de la terre et la souffrance muette des petites gens, habitant à Barbizon au milieu d’eux.C’était la première fois que Candide voyait la représentation de paysans ce qui le rendit perplexe car il en avait vu souvent dans les champs mais ne les avaient jamais regardés. Ils étaient comme des bêtes chargés de labourer, de semer, de récolter, de faucher, de glaner, de moissonner mais ils n’avaient pas d’existence propre et leurs personnes se confondaient avec les éléments de la nature qu’ils devaient discipliner. Là, il voyait bien qu’il s’agissait de personnes et il comprenait vaguement qu’ils étaient même, ces gueux, devenus le sujet central du tableau ce qui le fit douter des principes même de la peinture : représenter le beau, les scènes antiques et, dans une certaine mesure, les grands de ce monde.Pourtant, ce qui le frappait le plus était que Millet avait voulu représenter justement ce moment particulier de la prière du soir et que du même coup lui-même se retrouvait comme un passant invisible, caché derrière un arbre pour les épier. Il en était presque gêné d’autant qu’il n’avait jamais pratiqué cette prière, et même si les paroles ne lui étaient pas inconnues, il n’était pas familier de l’angélus, se contentant lorsque les cloches sonnaient de penser qu’il était six heures.Il resta longtemps en contemplation devant cette œuvre, se demandant ce qu’elle avait de si particulier et ne trouvant rien, sinon peut-être que le peintre avait ainsi voulu rendre immortels ses personnages et d’une certaine façon suspendre le temps, ce qui était finalement bien prétentieux.A côté de ce tableau de Millet, figuraient d’autres peintures et d’autres œuvres qui lui rendaient hommage. Certaines étaient fort bizarres comme cette sculpture de femme aux seins dénudés dont la tête était surmontée d’une baguette de pain avec les deux personnages du tableau de Millet, toujours en prière. L’auteur, un certain Dali, avait peint des fourmis sur le front de la femme ! Candide ne s’attarda pas, il ne comprenait rien à cette horreur et se demandait où il allait quand il découvrit dans un coin une toute petite composition, précise comme une miniature et attirante comme une apparition magique.D’après le cartel qui donnait les explications, il s’agissait d’une « photographie » réalisée par un certain Gérard Rancinan. Candide ignorait ce mot de « photographie » mais comme il avait quelques connaissances en grec, il devina aisément que le peintre avait utilisé la lumière pour réaliser son tableau.
L’ensemble s’appelait « Un monde merveilleux ». Et au premier coup d’œil, les couleurs et la matière lisse donnaient bien l’impression d’un « monde merveilleux » comme le dessus d’une boîte émaillée.Comme dans le tableau de Millet, on y voyait bien deux personnages dans la même position que celle de Millet mais le décor était très différent et les personnages eux-mêmes semblaient vivre sur une autre planète avec des vêtements comme Candide n’en avait jamais vu.A gauche, il y avait un homme noir, grand et fort avec des marques de peinture sur les bras, des breloques et des bijoux sur ses chausses, un couvre-chef marqué de grandes initiales LA ; à droite, une femme en bottines argentées avec de nombreux bracelets sur ses bras grassouillets faisait une bulle avec sa bouche. Tous deux regardaient à leurs pieds un nourrisson posé au cœur d’une énorme bulle transparente et marquée d’un signe fait de barres parallèles. Cette fois, il n’y avait ni panier, ni fourche, ni meules, ni église, ni horizon. Les personnages se tenaient sur un sol de nuages blancs d’où émergeaient des écrans, des paniers métalliques géants remplis de paquets. Parmi ces paquets, Candide distingua la reproduction de l’œuvre de Jean-François Millet qui dépassait avec son cadre doré.Il était tout désorienté et ne savait que comprendre. Rancinan était-il un descendant lointain de Millet ? Lui avait-il volé son tableau ? Cette œuvre était-elle un ex-voto ?Qui étaient ces deux étranges humains qui ne ressemblaient à rien de connu et semblaient perdus dans la contemplation de cet enfant ? De quel « monde merveilleux » s’agissait-il ? Etait-ce le « meilleur des mondes » dont lui parlait souvent Pangloss ?Certes les nuages évoquaient peut-être un paradis mais Candide n’y voyait rien de très naturel et ce décor semblait même étouffer les humains qui y étaient comme suspendus. En y réfléchissant et surtout en comparant avec l’œuvre de Millet, il eut même le sentiment qu’ils étaient comme absorbés par leur décor, surchargés par leurs bijoux et leurs fétiches et qu’au lieu de prier, ils étaient consumés par leur admiration de l’enfant, centre de leur vie.Il sortit en se demandant ce que « merveilleux » voulait dire (le paradis de la prière ou celui des bulles de savon ?) mais il ne savait que se répondre à lui-même, se disant qu'après tout ce qu'il voyait autour de lui n'était peut-être pas si monstrueux et que les êtres humains réels valaient bien ceux de la peinture et des mondes imaginaires. (D'après M. Voltaire)Merci pour votre lecture ! Thank you for reading !