La scène de départ à la retraite, dans laquelle le patron fait un petit speech convenu et maladroit, saluant l'ouvrier modèle, "qui ne se plaint jamais", qui a le goût du travail bien fait, est tout à fait savoureuse. Pendant que le boss loue l'abnégation au travail du nouveau retraité, les collègues du Stakhanov de la productivité capitaliste en France profonde, qui désossait les bestiaux plus rapidement que tous ses compagnons d'infortune, ceci avec une dextérité et une rapidité diabolique, profitent de l'aubaine et du répit offert par cette cérémonie en se gavant de petit fours sans broncher, sans approuver ni sembler désapprouver cette apologie du travail à la chaîne en chambre froide. Cette scène est tout à la fois d'une drôlerie désopilante et d'une vérité tragique. Elle culmine dans le burlesque lorsque le patron proclame, à l'issue de son ridicule speech de circonstance :"Et maintenant, que la fête commence"...
Une autre scène, particulièrement savoureuse, elle aussi pathétique et amusante à la fois, comme beaucoup d'autres, est celle où le héros, ne sachant que faire pour son premier jour de retraite, va faire les courses au supermarché où travaille sa femme, et traite l'employé officiant au rayon boucherie de tous les noms d'oiseaux car ce dernier ne peut répondre à ses questions sur la façon dont le jambon qu'il vend a été fumé, déclarant qu'en étant payé au SMIG, il ne va pas se mettre à faire du zèle en vantant les mérites des produits qu'il sert. A l'issue de cette altercation, sa femme sera, en représailles, mutée au rayon poissonnerie, poste où elle redoutait le plus d'être affectée..
Il y a aussi, dans une veine différente, un épisode qui met mal à l'aise, mais qui, à sa manière, est bouleversant et traduit l'immaturité et l'innocence du personnage, en dépit de ce que montre la scène, que certains spectateurs trouveront sans doute incongrue, immorale et d'une perversion malsaine. Lors de son retour dans le coin où il a vécu dans une autre vie, dans une sorte d'éden libidineux, il retrouve un ancien ami d'enfance. Les deux compères, histoire de célébrer l'événement, ne trouvent rien d'autre à faire que de se prêter leurs mains respectives pour se masturber mutuellement, dans un élan de "franche camaraderie" en quelque sorte, comme ils devaient le faire quand ils étaient gamins. Ce qui est le plus dérangeant sans doute, dans la scène, c'est qu'ils le font non pas en adultes passant à l'acte pour assouvir une pulsion homosexuelle réprimée depuis l'enfance, mais dans une sorte de retour régressif vers un passé disparu, qui ne sera pas plus utile, même exhumé, que les quelques papiers de retraite que le héros retrouve mais laisse s'envoler en conduisant sa moto dans la campagne, et tente de ramasser dans un fossé.
Depardieu et Yolande Moreau sont éblouissants de vérité, Depardieu se met constamment en danger et expose sans pudeur son obésité pour servir le personnage et le film. Pétain donnait "sa personne" à la France. Depardieu offre sa laideur à son art et au rôle. L'histoire tourne rapidement le dos à une satire sociale et à un critique misérabiliste et larmoyante et se transforme en anti "Easy rider", en road movie franchouillard surréaliste et déjanté qui nous renvoie à notre destin à tous, aussi absurde, au fond, que celui du héros, malgré nos prétentions et illusions à profiter mieux que lui d'une retraite enrichissante....
Bien au-delà de la quête administrative de paperasse, il s'agit également d'une histoire plus universelle d'occasions et d'amour ratés, avec une Isabelle Adjani qui apparait par instants. Cette apparition sanglante fut sans doute le grand amour du héros, tuée dans un accident de moto. C'est d'ailleurs probablement en conduisant cet engin lui aussi inadapté à l'époque - autre clin d'oeil des anti-héros du film aux Harley Davidson d'Easy rider - que le désosseur de porcs à la retraite tua ce fantôme d'un bonheur impossibe. Il n'est donc pas fortuit que ce soit sur cette monture, sortie du garage et de la naphtaline mémorielle après des années d'inutilisation, que le garçon boucher s'élance sur les routes de Charente pour partir à la recherche des lambeaux manquants d'une vie totalement ratée., Comme dans tout bon road movie qui se respecte, les rencontres faites au cours de la dérive sont étonnantes de diversité, la plus émouvante étant sans doute celle d'une nièce retrouvée, totalement folle, vivant seule dans une maison décorée de poupées désarticulées, transformées en sculptures qui semblent être autant de paraboles d'une enfance également mutilée. Comme son oncle, avec lequel elle entretient une relation trouble, malsaine et ingénue à la fois, elle est totalement inadaptée à son environnement humain et social. C'est une sorte de poétesse schyzophrène, nous renvoyant, tout comme son tonton le fait, en plus soft, grâce à leur "anormalité" innocente, le miroir de la société absurde dans laquelle nous vivons.
La pellicule déliceusement surrannée avec laquelle le film est tourné, choisie par les réalisateur pour son grain anachronique bien adapté à leur propos, ajoute encore au charme et à la vérité de l'histoire et du message.