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Paradoxe quasi ultime de la modernité, c'est par le processus viral d'Internet que la nostalgie s'est propagée, la nostalgie d'une époque où l'on enregistrait sur cassettes, sans moyen, dans un espèce de cri de vérité "DIY" de la pop culture. Si le mouvement lo-fi dans son acception la plus large traverse l'histoire du rock de part en part – depuis l'explosion garage des 60's jusqu'à l'émergence de l'indie-rock ou même du black metal –, il a ces dernières années pris une tournure radicalement différente, perdant tout aspect politique pour devenir uniquement esthétique. Le son lo-fi est en effet devenu autre chose qu'une fierté indépendante, qu'une urgence militante, c'est aujourd'hui un objet onirique et le seul moyen de rejoindre un paradis artificiel qui aurait existé entre 1980 et 1995.
De cette espèce de connexion entre deux époques, de ce bond d'avant-hier à aujourd'hui, Ariel Pink est en quelque sorte le gourou. Enregistrant d'abord des centaines de titres sur bandes magnétiques, puis sur des vinyles et cds remplis à ras bord, Ariel Pink s'est construit un mythe californien, un personnage lynchéen insaisissable, extravagant, et dont le spectacle est vite apparu comme mondial. Complètement excessif dans son entreprise, dont les disques tiennent autant du foutage de gueule que de la comédie romantique sous LSD, Pink a toujours au moins fait passer un message important : son œuvre n'est pas une copie, un décalque de l'émotion 80's avec clip en super 8. Son objet c'est du Tarantino musical, du collage pop. Le message est important car en même temps qu'il en est le gourou, Ariel Pink est quasiment le seul « lo-fiser » à viser autre chose que la beauté inconséquente d'une répétition.
En signant pour la première fois sur un label de renom, 4AD, pour sa première sortie depuis deux ans – une éternité –, Ariel Pink avait l'occasion de montrer la voie autrement que par l'absurde. C'est chose faite. Before Today, album le plus accessible de Pink, est aussi le plus dense, le plus programmatique et le plus beau. Dans les multiples interviews entourant cette sortie, le mythe a été brisé, Ariel Pink a pris à contre-pied tout son monde : enregistrer en 8-pistes était un choix par défaut, paraître désordonné et déconstruit était une erreur. Lui voulait un groupe de gens sérieux, professionnels, son Haunted Graffiti. Pas de blague, pas de freestyle, mais du travail et un chef d'œuvre à élaborer. Before Today est ainsi un disque incroyablement abouti, débordant d'imagination et à la finition parfaite. Nous sommes passés à un autre stade que le surréalisme, ce n'est plus simplement comme chez Lautréamont "la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie", c'est désormais une métabolisation de ces éléments qu'Ariel Pink opère.
Dans les douze morceaux de Before Today, on retrouve les fantômes de Robert Wyatt ("Hot Roby Rub"), Billy Joel ("Can't Hear My Eyes") ou Joy Division ("Revolution's a Lie"), non pas comme dans une visite au musée mais comme si l'on était face à une nouvelle forme, un monstre à mille têtes fait de bouts de pop mainstream, de rock progressif, de funk, de hard fm et de post-punk. Des années lumières devant la concurrence, Ariel Pink peaufine son écriture comme un musicien savant, articule et recompose sa matière comme un sculpteur de génie, avec cette apparat en plus, la fantaisie d'un mec qui n'a peur de rien et qui fait rire même dans sa mélancolie. Before Today, en gardant cette sublime légèreté, cette insouciance de chaque instant, est le plus grand disque théorique de l'année, loin, donc, de l'insupportable pose lo-fi de ses contemporains.
Ariel Pink's Haunted Graffiti - "Bright Lit Blue Skies" from gorillavsbear.net on Vimeo.
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