Obscurité (34)

Publié le 22 juin 2010 par Feuilly

Le lendemain, l’angoisse lui sera la gorge dès son réveil. Il avait bien compris qu’il ne serait plus question de s’éloigner de la maison à moins que d’être accompagné. Or de cela, il ne pouvait être question, puisqu’il avait un rendez-vous secret. Mais ne pas se rendre à ce rendez-vous était également impossible. Tout son être se révoltait rien qu’à cette idée. Décidemment sa mère ne comprenait rien ! Et voilà que pour la première fois il se mettait à la maudire. Non seulement on lui refusait de se promener dans les bois, mais en plus on l’empêchait d’apprendre la musique. Il était peut-être un génie qui s’ignorait et voilà qu’avec cette interdiction idiote on allait lui faire rater son avenir. Car c’était maintenant qu’il devait se familiariser avec le violoncelle, il le sentait bien. Décidément, il vivait dans une famille idiote qui n’entendait rien à l’art. Car il était à n’en pas douter un artiste. La jeune fille elle-même ne l’avait-elle pas complimenté pour ses progrès rapides ? Bon, il devait absolument trouver un moyen pour la rejoindre, mais lequel ? Parler d’elle, avouer son existence, non, cela ne se pouvait pas. C’était mettre sur la place publique ce merveilleux secret auquel il tenait tant et puis il sentait bien, confusément, que la désapprobation de sa mère serait encore plus grande, son instinct le lui disait. Car c’était bien une fille qu’il allait rejoindre et ce qu’il éprouvait pour elle, cet étrange sentiment qui le bouleversait en dedans, et bien c’était là une chose qu’on ne disait à personne et surtout pas à sa mère.

Il ruminait ces pensées tout en prenant son petit déjeuner et il était clair qu’il affichait malgré lui un air préoccupé qui n’échappa pas à Pauline. Perfidement, celle-ci en profita pour remettre sur le tapis sa mésaventure de la veille. « Au fait, tu ne nous a pas dit, pour hier. Pourquoi es-tu rentré si tard ? Et pourquoi étais-tu tout mouillé ? Tu as été poursuivi par des sangliers ou quoi ? » « Oui, c’est vrai cela, ajouta la mère, tu ne nous encore rien dit. Que s’est il passé exactement ? » Sa sœur était une garce et elle le lui paierait. Il lui jeta un regard noir, pendant qu’elle le dévisageait avec un petit sourire moqueur. Mais l’idiote, avec son histoire de sanglier, venait de lui donner sans le savoir un bon argument. Elles allaient voir toutes les deux quel héros il était !

« Et bien, voilà. Je me promenais comme d’habitude, mais j’étais allé un peu plus loin, histoire de ne pas toujours tourner en rond dans le même kilomètre carré. Alors j’ai franchi la rivière à un passage à gué. C’est très facile, il y a de grosses pierres… » « J’ai vu comme c’était facile » susurra Pauline, perfide. «  Bon, si c’est pour te moquer de moi, je me tais et tu ne sauras jamais rien. » « Il me semble pourtant qu’on a droit à une petite explication, non ? » l’interrompit la mère. « Oui bien sûr. J’étais donc en train de dire, avant qu’on ne  m’interrompe, que j’avais franchi la rivière sans problème. Je me suis aventuré un peu plus loin et là je suis tombé presque nez à nez avec un chasseur, chasseur qui pourrait bien être celui avec lequel nous avons eu quelques petits problèmes l’autre soir. » « Et alors ? » demanda la mère, qui était devenue toute blanche. « Alors, rien. Il ne m’avait pas vu, j’en ai donc profité pour le suivre de loin. Forcément, il n’était plus question de continuer à marcher au milieu du  chemin, je devais me cacher. De temps en temps, je devais ramper sous les buissons ou me jeter dans un fossé. C’et ce qui explique toutes ces égratignures et la blessure au genou. Mais je ne devais absolument pas le perdre de vue car je voulais savoir ce qu’il manigançait.

A un moment donné, il a tiré sur un lapin, l’a ramassé et l’a mis dans sa gibecière. Plus loin, il a encore tiré, mais cette fois il a manqué son coup. Il n’avait pas l’air content, aussi, quand il a vu trois petits renards qui gambadaient sur la route, il les a exterminés froidement, en tirant au moins six balles. C’est un fou, ce gars, un vrai malade. » « Tu n’aurais pas dû le suivre. »  « C’est vrai, mais je voulais savoir à quoi il ressemblait et ce qu’il était capable de faire. Et bien j’ai vu. Tuer ainsi des renardeaux sans défense, c’est carrément crapuleux. Quand il est passé devant leur corps, il leur a même donné un coup de pied. J’ai continué à le suivre, mais en conservant une bonne distance, car je n’avais pas envie de recevoir, moi aussi, un coup de fusil. » « Et alors, qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? » demanda Pauline, qui ne perdait pas un mot des propos de son frère. « On a continué à marcher comme cela, lui sur la route, moi en me cachant tant bien que mal dans les fourrés. Je devais faire bien attention, car parfois je marchais sur une branche morte qui craquait et j’avais peur de me faire repérer. On a encore avancé pendant un bon quart d’heure et puis on s’est retrouvés à un endroit où il y avait une maison dans une clairière. Et là, dans cette clairière, une jeune fille jouait de la musique. Le chasseur a hésité puis il  s’est arrêté. Il s’est mis à  l’observer et à la regarder d’une manière étrange et moi qui voyais toute la scène, je n’aimais pas trop cela. Je pressentais qu’il allait se passer quelque chose.

Les minutes défilaient cependant et je commençais à être rassuré quand subitement il prit son fusil et introduisit plusieurs cartouches dans la réserve. Une grive ou un merle, je ne sais pas trop, chantait à la cime d’un arbre. Alors, comme cela, sans raison, il épaula, visa l’oiseau et fit feu. La détonation fut impressionnante et toute la vie de la forêt s’immobilisa. Quelque part dans les fourrés, on entendit  le bruit d’un corps mou qui tombait. Ce devait être la grive. La musicienne, elle, avait cessé de jouer. Elle s’était levée d’un bond et regardait dans notre direction. Le chasseur tira un deuxième coup, en l’air cette fois. Alors la jeune fille prit peur et elle s’enfuit vers la maison, dont on entendit la porte claquer. Le silence qui suivit fut impressionnant. Il n’y avait plus aucun chant d’oiseau et on n’entendait plus la mélodie du violoncelle. » « Comment sais-tu que c’était un violoncelle ? » interrogea Pauline « Comment, cela, comment je le sais ? Mais tout le monde sait ce qu’est un violoncelle, voyons. C’est une espèce de grand violon qu’on dépose par terre et qui tient dans le sol grâce à une pique. Tu es vraiment la seule à ne rien connaître en musique ! Franchement… » La petite baissa la tête, consciente de son inculture et pleine d’admiration pour ce grand frère qui, décidément, était expert en tout. La mère, elle, voulait surtout connaître la suite. Le chasseur avait-il finalement remarqué sa présence ? Avait-il tiré d’autres coups de feu ? Et lui, pourquoi s’était-il finalement retrouvé tout trempé ?

L’enfant reprit son récit. En fait, il était resté longtemps caché dans le sous-bois après le départ du chasseur. Très longtemps, même, de peur de se faire voir. Alors, quand il s’était remis en route, il faisait presque noir. Et voilà qu’au moment de retraverser la rivière, il avait glissé. Rien de si grave finalement. « En tout cas, il n’est plus question que tu remettes un pied dans cette forêt » déclara la mère. L’enfant accusa le coup. Quel idiot il avait été ! Plutôt que de minimiser les dangers de son expédition, voilà qu’il en avait rajouté en inventant cette histoire à dormir debout. Il était pris à son propre piège. Mais quelle idée aussi de vouloir épater la galerie ! Tout cela pour garder l’existence de la jeune fille secrète, mais de toute façon cela avait été plus fort que lui, il avait quand même fallu qu’il en parle. Bref, il s’était montré particulièrement nul.

Le voilà donc condamné à jouer avec Pauline. Lui ? Avec Pauline ? Une gosse de même pas huit ans. Quel déshonneur, alors que la veille il apprenait la musique avec une demoiselle de seize… En fermant les yeux, il revivait la scène : il sentait l’odeur discrète de son parfum, percevait le contact de ses doigts contre les siens, voyait sa mèche de cheveux qui tombait, devinait l’existence de sa poitrine… Ah, ce tee-shirt entrebâillé ! Cette dernière vison, surtout, l’obsédait. Jamais il ne s’était senti si proche de ce mystère, qui faisait que la moitié de l’humanité était différente de lui. Là, il aurait pu, presque, d’un doigt délicat, écarter quelque peu le tee-shirt et regarder…

Mais non, il fallait jouer avec Pauline ! Quelle plaie, cette gamine. Et aujourd’hui elle se montrait particulièrement casse-pied, avec ces jeux débiles de princesses et de chevaliers. Avait-on jamais vu un chevalier traverser la forêt sur un cheval blanc, des pierres précieuses accrochées à sa crinière ? Non, on n’avait jamais vu cela. Par contre, une belle princesse, il savait où il y en avait une et il mourait d’envie d’aller la retrouver. En plus, ils s’étaient fixé un rendez-vous pour cette après-midi. Ne pas s’y rendre eût été fort impoli. Sa mère ne se rendait pas compte, mais avec son inquiétude ridicule et sa manière de voir le danger partout, elle le mettait dans une situation fort inconfortable. Non seulement elle l’obligeait à trahir sa parole, mais en plus elle l’obligeait à la trahir devant l’être qui comptait le plus pour lui au monde  Or, cela, il ne pouvait en être question. Au diable l’interdiction maternelle, puisqu’il devait se rendre dans la clairière, il s’y rendrait. Oui, mais comment ? Avec Pauline qui n’arrêtait pas de le suivre, cela se présentait assez mal… A moins que… Oui, voilà, il fallait se servir de Pauline pour s’échapper de la maison. Une fois dans la forêt, il aviserait.

Pendant tout le déjeuner, il affina son plan et quand, à quatorze heures, il se retrouva dans la prairie avec sa sœur, il lui suggéra de s’aventurer dans le bois jusqu’à la rivière car à cet endroit-là, il n’y avait pas de doute, elle trouverait certainement le cheval blanc de son prince charmant en train de boire. La petite, qui flairait le piège, mais qui mourait d’envie de connaître une vraie aventure, semblait hésiter. Allons, il ne fallait pas. Elle verrait par la même occasion l’endroit où il était tombé à  l’eau la veille. Et puis personne ne saurait jamais rien de leur escapade, c’était l’affaire d’une bonne demi-heure tout au plus. Pauline, acquiesça, tout heureuse de s’aventurer au-delà de la maison, mais surtout enchantée de braver un interdit. Ce jeu illicite en compagnie de son grand frère l’excitait au plus haut point. Ils partirent donc sur le champ sans se faire remarquer.